Utiliser l’information génétique pour identifier un criminel qui n’a jamais fourni d’ADN et n’est fiché dans aucune base de données : voilà le pouvoir de la généalogie génétique. Une nouvelle technique déjà utilisée par des corps de police du Canada, et aussi potentiellement du Québec, selon nos informations.

Un tueur blessé quitte le lieu du crime, laissant des gouttes de sang derrière lui.

Les enquêteurs font analyser le sang et identifient l’ADN du criminel. Or, si cette personne n’a jamais fourni d’ADN et n’est pas répertoriée dans la Banque nationale de données génétiques (BNDG) de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), l’identification du tueur sera peut-être impossible.

C’est ici qu’intervient la généalogie génétique, un procédé qui promet de faire avancer des crimes non résolus au Québec et ailleurs.

« Quand ça marche, c’est spectaculaire, explique Emmanuel Milot, professeur de génétique et de science médico-légale à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Vous trouvez quelqu’un après 40 ans, quelqu’un que personne ne soupçonnait, qui n’avait rien à voir avec des crimes qui se sont passés il y a longtemps. C’est comme sortir un lapin d’un chapeau. »

La généalogie génétique est une technique qui permet de croiser l’ADN d’un suspect avec les millions de profils ADN qui se retrouvent dans de nombreuses bases de données sur la généalogie alimentées par des gens qui font leur arbre généalogique en ligne.

L’élément clé de cette technique est qu’elle peut fonctionner même si un suspect n’a jamais fourni son ADN à qui que ce soit, note M. Milot.

C’est que l’information génétique de la famille élargie du suspect – des gens qu’il n’a jamais rencontrés et qui habitent peut-être dans une autre province ou un autre État – peut servir à l’identifier. Il peut y avoir des recoupements.

Emmanuel Milot, professeur de génétique et de science médico-légale à l’Université du Québec à Trois-Rivières

Si c’est le cas, les policiers peuvent demander le nom de famille des gens qui ont un lien génétique avec le suspect, et ainsi dresser une liste de noms de famille potentiels.

« Ils peuvent aussi remonter dans la généalogie pour identifier par exemple les arrière-arrière-grands-parents que la personne recherchée a en commun avec la personne connue dans le système. Ensuite, on peut redescendre dans l’arbre généalogique pour essayer de savoir qui peut être troisième cousin avec cette personne. »

Les enquêteurs finissent avec une liste, et avec un peu de chance, l’auteur du crime en fait partie. Ils peuvent aussi recouper les noms de famille découverts grâce à la recherche de généalogie génétique avec les noms des suspects ou d’autres personnes liées de près ou de loin au crime, et ainsi identifier une personne sur laquelle enquêter de plus près.

« S’ils cherchent un suspect masculin, ils peuvent éliminer les femmes. S’ils cherchent quelqu’un dans une région donnée, ils peuvent éliminer les gens des autres provinces, et ainsi de suite. »

Les hommes, qui sont les seuls à avoir un chromosome Y, peuvent aussi être identifiés en fonction de leur nom de famille, lequel est traditionnellement passé de père en fils depuis des générations. « Le chromosome Y est transmis tel quel, alors ça devient un marqueur de lignée. Donc il peut permettre de resserrer le nombre de candidats rapidement, et ça peut aussi être un outil d’exclusion, pour fermer des portes et exclure des candidats aussi. »

Arrestation en Ontario

En novembre dernier, la police provinciale de l’Ontario a arrêté Joseph George Sutherland, 61 ans, accusé du meurtre au premier degré de Susan Tice, 45 ans, et d’Erin Gilmour, 22 ans, toutes deux agressées sexuellement et poignardées à mort dans leur lit à Toronto à quelques mois d’intervalle en 1983.

L’ADN récolté sur les lieux du crime montrait que la même personne était présente dans les deux cas. Mais les enquêteurs n’ont pu identifier le suspect, car son profil génétique ne se trouvait dans aucune base de données.

Ce n’est que l’an dernier qu’ils ont pu utiliser la généalogie génétique afin de remonter la piste jusqu’au suspect. S’il devait être reconnu coupable des meurtres, Joseph George Sutherland serait la première personne au Canada condamnée grâce à la généalogie génétique.

Typiquement, une fois que les enquêteurs identifient un suspect grâce à cette technologie, ils vont tenter d’obtenir un mandat signé par un juge afin d’être autorisés à récolter l’ADN de cette personne sans que celle-ci s’en aperçoive. Dans le cas de Joseph George Sutherland, les tentatives visant à récolter l’ADN ont échoué, si bien qu’un juge a autorisé les policiers à récolter directement l’ADN du suspect par prise de sang.

En 2020, les policiers ontariens ont aussi utilisé la généalogie génétique afin d’identifier l’auteur du meurtre de Christine Jessop, une fillette de 9 ans tuée en 1984. Le suspect dans cette affaire est toutefois mort en 2015.

Au Québec

Selon nos informations, la généalogie génétique est potentiellement déjà utilisée par des corps de police au Québec dans certaines enquêtes.

Emmanuel Milot note qu’aucun corps policier québécois n’a jusqu’ici annoncé qu’il travaillait avec cette technologie.

J’ignore s’ils l’utilisent, mais si c’est éventuellement le cas, je pense qu’ils vont devoir être transparents et le dire, parce qu’il y a un élément d’acceptation sociale dans tout ça.

Emmanuel Milot, professeur de génétique et de science médico-légale à l’Université du Québec à Trois-Rivières

Il note que cette méthode novatrice devra être encadrée. « Si on parle d’un crime très grave, je pense que la population va comprendre et être d’accord. Mais qu’est-ce qui se passe dans le cas d’un crime moins grave ? Est-ce qu’on va le faire ? »

Comme la méthode peut cibler plusieurs personnes, des gens qui n’ont rien à voir avec un crime pourraient se retrouver sur les listes de suspects. « Si vous êtes un suspect, est-ce que votre employeur pourra vous suspendre pour la durée de l’enquête ? Je n’ai pas de réponse, mais la question se pose », dit-il, ajoutant que les personnes qui versent leurs informations génétiques dans les bases de données sur la généalogie devront aussi accepter que les données puissent servir lors d’enquêtes policières.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

John Allore, auteur du best-seller Wish You Were Here

John Allore, auteur du best-seller Wish You Were Here sur le meurtre non résolu de sa sœur Theresa Allore, retrouvée morte dans les Cantons-de-l’Est en 1979, est généralement emballé par les promesses de la généalogie génétique.

Or, il note que les corps policiers québécois ont « jeté, égaré ou détruit » quantité d’objets contenant de l’ADN liés aux scènes de crimes au fil des ans, dont des meurtres, ce qui pourrait limiter la portée de cette technique pour de nombreux dossiers.

PHOTO FOURNIE PAR JOHN ALLORE

Theresa Allore, retrouvée morte dans les Cantons-de-l’Est en 1979

« Par exemple, la Sûreté du Québec à Sherbrooke m’a dit que les sous-vêtements de ma sœur avaient été détruits cinq ans après le meurtre », dit-il.

Et son cas n’est pas isolé, ajoute M. Allore. « Je fais ça depuis 20 ans, et j’ai parlé à tellement de familles de victimes qui se sont fait dire la même chose. L’ADN n’est plus là pour être analysé », dit M. Allore, qui anime également l’émission balado Who Killed Theresa ? qui porte sur les meurtres non résolus au Québec.

« Je suis content si ça peut aider à résoudre des crimes, mais je ne retiens pas mon souffle », dit-il.