Bénédicte Carole Ze n’a pas vu ses enfants depuis sept ans.

« J’ai été privée de leur enfance. J’ai perdu tant de moments précieux », lâche la mère de famille de 37 ans dont le parcours migratoire au Québec a été cauchemardesque.

Son premier employeur québécois lui avait promis qu’elle serait rapidement réunie avec ses enfants. Un conseiller en immigration lui a fait miroiter la même chose.

Sept ans plus tard, ses enfants sont toujours au Cameroun.

L’un est devenu adulte. L’autre est maintenant une adolescente.

Bénédicte Carole Ze fait partie des « anges gardiens » dont le statut a été régularisé pour lui permettre de s’établir de façon permanente au Québec, grâce au programme spécial du gouvernement québécois mis en place durant la pandémie.

Pour la première fois, elle entrevoit l’espoir d’être réunie avec sa famille.

Sauf qu’avant d’obtenir sa résidence permanente, elle a vécu l’enfer.

La Presse a révélé son histoire à l’automne 2020. Arrivée au Canada en 2016 comme travailleuse étrangère temporaire, elle était alors titulaire d’un permis de travail – valide pour deux ans – qui lui permettait de travailler pour un seul employeur. C’est ce qu’on appelle un « permis fermé ».

Un entrepreneur agricole québécois l’a fait venir du Cameroun par l’intermédiaire d’un recruteur africain. Cet entrepreneur l’a maintenue dans une situation d’« esclavagisme moderne », décrit-elle. Elle refuse de le nommer, car elle croit qu’il faut s’attaquer « au système de permis fermés » plutôt qu’à un individu en particulier.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Bénédicte Carole Ze

« Les immigrants qui viennent faire des jobs que personne ici ne veut désormais faire, on les maintient dans une situation de vulnérabilité extrême alors qu’ils font la force de ce pays, souligne-t-elle. Pour que les étals des supermarchés soient garnis de belles tomates et de fraises, pour que les abattoirs fonctionnent, pour que les tours de bureaux et les hôpitaux soient propres, ce sont eux qui travaillent. »

Durant deux ans, elle a vécu dans la peur constante d’être renvoyée au Cameroun si elle n’obéissait pas à son employeur.

Elle n’a pratiquement pas eu de journées de congé durant tout ce temps, isolée et maintenue dans l’ignorance de ses droits. Cet entrepreneur agricole l’a d’ailleurs menacée : « Le jour où tu ne travailles pas, je te renvoie dans ton pays. »

Lisez son histoire

Avec un « permis ouvert », la mère de famille aurait eu la liberté de se trouver un autre emploi, plaide-t-elle, sans crainte de tout perdre. Elle souhaite l’abolition des « permis fermés » et un accès plus facile à la résidence permanente pour les travailleurs au statut précaire.

Travail acharné

Nous retrouvons la mère de famille deux ans et demi plus tard dans son modeste appartement montréalais où elle vit toujours avec deux colocataires.

Le jour de notre entrevue, mercredi dernier, elle avait dormi quelques heures à peine après avoir enchaîné un quart de soir et un quart de nuit. Le premier à la résidence pour personnes âgées où elle a été embauchée comme préposée aux bénéficiaires, le second pour une agence privée de placement en santé.

Ce n’était pas une journée exceptionnelle. Elle maintient ce rythme semaine après semaine.

Avec « seulement » deux emplois à temps plein, elle travaille « moins qu’avant », souligne-t-elle avant d’éclater de rire.

Quand on l’avait rencontrée deux ans et demi plus tôt, elle ne cumulait pas deux, mais bien trois boulots. Elle dormait carrément dans le métro entre ses trois jobs.

Elle n’a pas le choix de travailler autant, dit-elle en reprenant son sérieux, car en plus de payer les frais d’avocat pour ses démarches d’immigration, son loyer, etc., elle doit subvenir aux besoins de ses deux enfants restés en Afrique (pension, études, etc.).

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Bénédicte Carole Ze cumule deux emplois à temps plein en santé pour subvenir à ses besoins au Québec et soutenir sa famille au Cameroun.

Dans ses rares journées de congé, elle milite pour améliorer le sort de la main-d’œuvre immigrante vulnérable.

Car si son cauchemar a pris fin avec la régularisation de son statut, elle a décidé de se battre pour ceux qui travaillent toujours avec un statut précaire ou qui sont carrément sans statut.

Infiltration

La préposée aux bénéficiaires est l’une des protagonistes du documentaire Essentiels*, un film québécois qui sort ces jours-ci et qui pose une question-choc : « Des gens qu’on voit comme des bras, est-ce que c’est ça, notre vision de l’immigration au Québec ? »

Lorsque Bénédicte Carole Ze a fui la ferme, elle s’est retrouvée sans statut. Pour survivre, elle a travaillé dans des agences de placement informelles qui exploitent des immigrants au statut précaire. Elle a été envoyée dans des abattoirs et des champs – du travail dur et mal rémunéré.

Dans une scène troublante du documentaire, elle retourne – munie de caméras cachées – dans un champ de tomates accompagnée de l’idéatrice du film, Sonia Djelidi. Cette dernière se fait passer pour une immigrante au statut précaire à la recherche de travail.

Pour un salaire de misère, des immigrants – et nos deux infiltrées – partent de Montréal à 5 h du matin dans des camionnettes. Ils ne connaissent ni la destination ni les conditions de travail. Ce jour-là, en pleine canicule, ils vont s’échiner à ramasser des tomates pendant 10 heures.

Au terme de la journée au champ, « Mama » – surnom donné à la recruteuse de l’entreprise informelle – dira à Mme Djelidi de ne pas se présenter à l’agence le lendemain. Elle est jugée trop lente. Mme Ze, elle, peut revenir (elle a mis les bouchées doubles pour couvrir son amie).

Les deux femmes rentreront à Montréal à 20 h, fourbues. Le temps de déplacement ne leur sera pas payé.

La main-d’œuvre immigrante au statut précaire n’est pas seulement bon marché. Elle est jetable.

La résidence permanente

Lorsqu’elle a quitté le Cameroun, le recruteur africain a promis à Mme Ze qu’elle serait bientôt réunie avec ses enfants au Canada. Même chose pour l’employeur québécois. De fausses promesses, évidemment. Puis, quand elle s’est retrouvée sans statut, un consultant en immigration lui a soutiré 3500 $ en échange de l’assurance qu’en six mois, elle obtiendrait une réponse favorable à sa demande d’asile et serait réunie ici avec ses deux enfants. Encore un mirage.

C’est finalement en 2021 – grâce au programme spécial du gouvernement de François Legault – qu’elle a obtenu sa résidence permanente. Mais c’est seulement le mois dernier qu’elle a reçu la précieuse carte officialisant son statut. Sans cette carte, elle ne pouvait pas s’envoler pour le Cameroun pour aller voir ses enfants devenus grands.

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Bénédicte Carole Ze a obtenu sa résidence permanente en 2021, environ cinq ans après son arrivée au pays.

En entrevue, la mère de famille nous montre le précieux objet qu’elle conserve dans un coffre. Dès que son employeur lui accordera des vacances, elle ira les retrouver. Elle a aussi rempli une demande de parrainage pour qu’ils viennent vivre avec elle au Canada.

« On me dit que ça va prendre du temps, mais moi, je ne peux plus supporter d’être loin d’eux », dit celle qui leur parle tous les jours, parfois deux fois par jour.

« Pourquoi ne viens-tu pas me chercher ? », lui demande souvent sa plus jeune, bien qu’elle connaisse la réponse. Chaque fois, la maman a le cœur brisé.

Quant à l’aîné, il a étudié la physique et rêve de poursuivre ses études en sciences à Montréal.

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Grâce à sa carte de résidence permanente, Bénédicte Carole Ze peut maintenent envisager un voyage au Cameroun pour retrouver ses enfants.

Dans son salon meublé avec deux vieux divans qui ont connu de meilleurs jours, une immense boîte est posée contre un mur. À l’intérieur, un divan neuf.

« Je compte l’ouvrir quand mes enfants seront avec moi au Québec pour marquer leur arrivée. »

À ses propos, on comprend que la boîte contient plus qu’un divan. Il y a aussi l’espoir d’une nouvelle vie à trois.

* Le documentaire Essentiels sera diffusé le mercredi 25 janvier à 20 h à Télé-Québec (réalisation : Ky Vy Le Duc ; animation et recherche : Sonia Djelidi et Sarah Champagne).

En savoir plus
  • 195 000
    Nombre de personnes venues de l’étranger qui vivaient au Québec grâce à un permis en 2021. Parmi elles, 50 000 avaient leur résidence permanente. Presque trois fois plus, soit 145 000, étaient ici avec un visa temporaire (demandeurs d’asile, étudiants étrangers, travailleurs étrangers temporaires, travailleurs embauchés en vertu du Programme de mobilité internationale).
    Source : Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, cité dans le documentaire Essentiels