Ils sont des acteurs de changement dans leur domaine. Mais on les connaît peu ou pas. La Presse vous en présente durant le temps des Fêtes.

Le gériatre Stéphane Lemire s’ennuie rarement de l’hôpital.

À part peut-être des cas complexes, « stimulants intellectuellement » à traiter. Et encore.

Mais ce qu’il ne lui manque pas « du tout », insiste-t-il, c’est le sentiment de voir les patients « trop tard ».

Trop tard ?

Trop tard comme dans le cas de Mme Poitras*, 85 ans, qui arrive en ambulance après avoir fait une chute dans son logement encombré et passera les 24 premières heures – sinon plus – couchée sur une civière à l’urgence.

« On va lui mettre une couche, elle ne sera pas mobilisée durant tout ce temps et ses capacités vont tomber en flèche », résume le gériatre.

Conséquence : Mme Poitras ne pourra jamais retourner vivre chez elle.

Le médecin spécialiste de 46 ans a quitté le milieu hospitalier il y a bientôt 10 ans. Au fil de rencontres avec des acteurs communautaires, il a ensuite créé la fondation AGES pour développer un modèle de « gériatrie sociale » visant à prévenir ce genre de scène trop fréquente aux quatre coins de la province.

Pensez « pédiatrie sociale » du DGilles Julien, mais pour les personnes âgées.

« On garde les personnes âgées en santé à domicile avec les ressources qui existent déjà dans la communauté », résume-t-il. Rien de magique ni même nouveau, insiste le médecin qui n’a pas la langue de bois.

« Ce qui est nouveau, c’est de le faire. »

Mamie est à l’hôpital 

Deux aînées ont inspiré ce médecin hors norme : sa grand-mère Laurette et sa voisine lorsqu’il faisait des études en gestion appliquée à la santé en Angleterre, Mme Gordon.

C’est sa grand-maman qui lui donne envie de devenir gériatre. Ils ont toujours été très proches. Elle lui faisait faire ses devoirs quand il était enfant.

Après ses études en médecine, alors qu’il étudie la gestion appliquée à la santé à Londres, sa mamie de 95 ans est hospitalisée. On l’informe qu’il n’y a plus rien à faire. Il décide de prendre l’avion pour l’accompagner dans ses derniers moments.

Laurette était en délirium. Or, en regardant ses bilans, il remarque un taux deux fois trop élevé de calcium. Il fait arrêter un médicament.

Résultat : son taux de calcium redescend à la normale.

« Il y a de quoi qui ne marche pas dans notre système si tu risques de mourir de quelque chose de réversible causé par des médicaments », lance-t-il en entrevue, émotif.

Deux semaines plus tard, Laurette obtient son congé de l’hôpital, assez en forme pour profiter de la vie, de sa famille.

Mme Gordon, sa voisine de 93 ans à Londres, elle, souffre d’une maladie cognitive assez sévère. Elle fait beaucoup d’errance. Et pourtant, elle réussit à vivre à domicile, car elle reçoit trois visites quotidiennes : livraison de repas, supervision pour la prise de médicaments, etc.

Un jour, alors que sa voisine a un problème respiratoire aigu, le DLemire appelle l’ambulance. Après avoir évalué la patiente et lui avoir administré des inhalateurs, l’ambulancier conclut qu’il n’a pas besoin de la transporter à l’hôpital. Ce dernier s’assure, grâce au système en place, qu’une infirmière viendra la visiter à domicile le lendemain matin.

« Le déclic se fait, lance le DLemire. Même si tu n’es pas en forme, tu peux rester chez vous avec le soutien approprié. »

Dix ans plus tard, l’un des projets de la fondation AGES consiste à former des ambulanciers à l’approche de la gériatrie sociale, s’inspirant de ce qu’il a vu à Londres pour éviter de transporter systématiquement les aînés à l’urgence.

Sentinelles et navigateurs

Mais revenons à Mme Poitras, que le DLemire aurait vue « trop tard » à l’hôpital. Dans son modèle de gériatrie sociale, le préposé provenant d’un organisme communautaire qui vient faire le ménage chez Mme Poitras toutes les semaines est formé comme « sentinelle ».

Dans ce programme, le préposé sait comment distinguer le vieillissement normal du vieillissement accéléré. Il aurait remarqué lors de sa dernière visite des ecchymoses sur le visage et les bras de Mme Poitras, conséquences d’une chute mineure, et sonné l’alarme.

Le sentinelle aurait accès à un « navigateur » – poste créé dans le même organisme pour le projet de gériatrie sociale – qui aurait pris le relais, fait des observations complémentaires et aidé l’aînée à obtenir des services communautaires.

On aurait pu désencombrer son logement, lui fournir un déambulateur, dégager le passage jusqu’au frigo. Le médecin aurait pu ajuster sa médication au besoin.

Tout cela à l’extérieur de l’hôpital.

Souvent, on a le réflexe de pelleter en avant vers le réseau de la santé, puis finalement, le patient arrive devant le spécialiste en pneumo, en cardio ou en gériatrie, puis rien des affaires de base n’ont été faites. Il y a bien des affaires à faire avant qui ne demandent pas l’expertise de spécialistes.

Le Dr Stéphane Lemire, gériatre

C’est plus efficace de faire le maximum d’interventions dans la communauté, fait valoir le DLemire, que « d’aller dans le réseau de la santé, tomber sur une liste d’attente et devoir patienter pour l’évaluation d’un professionnel de la santé pour avoir accès à tel ou tel service ».

Désencombrer un logement, ce n’est pas un acte réservé et ça diminue les risques de chute.

Or, les organismes communautaires sont trop souvent incapables de « faire débloquer quelque chose avec le réseau de la santé » lorsque ça devient nécessaire, explique le gériatre qui a démarré son premier projet pilote en 2014 dans la Basse-Ville de Québec. Le médecin spécialiste y a été chauffeur bénévole durant quelques mois pour comprendre les besoins sur le terrain.

C’est là qu’il imagine une fonction de navigateurs chargés de trouver ce chemin vers les services appropriés.

La prémisse : il y a une pénurie de personnel dans le réseau de la santé – donc on n’ajoute pas d’infirmières ou d’autres professionnels, car de toute façon on n’en trouvera pas ; il n’y a pas d’argent, donc il ne faut pas que ça coûte cher, et « on ne veut pas de la brique ; on veut des services ».

À l’heure actuelle, la fondation AGES a une douzaine de projets pilotes dans autant de régions du Québec, rejoignant ainsi plus de 15 000 aînés.

La moitié des projets sont financés par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) ; l’autre par de la philanthropie.

Dans l’un des projets pilotes, sur 1000 aînés qui ont eu des interventions directes, seulement 5 ont eu besoin du médecin de famille pour obtenir un diagnostic ou dénouer des impasses diagnostiques ou thérapeutiques.

D’ailleurs, les organismes qui ont des préposés formés en gériatrie sociale ont une meilleure rétention de personnel, souligne-t-il.

Avec de 25 à 30 millions par an, on peut agir à la grandeur du Québec, extrapole-t-il, et rejoindre du même coup 170 000 aînés à risque.

« Si on réussit à déployer le plan de la fondation AGES d’ici cinq ans, je ne regretterai plus jamais l’hôpital. »

Si ?

« Le politique » – en d’autres mots la Coalition avenir Québec qui a été reportée au pouvoir – est favorable à étendre la gériatrie sociale à toute la province, dit-il. Mais « la machine » n’a pas encore accouché du programme promis par la CAQ aux élections de 2018.

« Peut-être qu’on ne fitte pas dans le modèle habituel de financement du MSSS qui passe généralement par les CISSS et les CIUSSS », avance-t-il.

Et il y a la vision de la gestion de la gériatrie sociale qui s’entrechoque parfois avec celle du réseau de la santé. « La gestion en 2022, ça ne devrait pas être top down. C’est plus de l’accompagnement, des modalités de gestion apprenante, de l’amélioration continue », décrit le DLemire.

Occasion ratée 

La pandémie aurait dû être un « gros wake up call », croit-il. Le gériatre déplore qu’on ait « enfermé les vieux chez eux » et qu’on ne semble pas en avoir tiré de leçons.

La santé est un phénomène complexe en vieillissant. On ne peut pas agir sur un seul aspect. Ne pas avoir la COVID mais vouloir se jeter en bas du balcon de sa résidence parce qu’on n’en peut plus d’être enfermé, ça ne peut pas être ça, notre vision de la santé des aînés.

Le Dr Stéphane Lemire, gériatre

Durant la pandémie, les préposés d’aide à domicile qui jouaient le rôle de « sentinelles » n’avaient plus le droit d’aller chez les aînés. Les « navigateurs » se sont donc mis sur le téléphone pour les joindre.

« On s’est rendu compte très vite que les aînés confinés perdaient rapidement de l’autonomie, raconte-t-il. On s’est empressés de mettre en place des formations et des capsules vidéo pour limiter le déconditionnement et les conséquences du confinement. »

« Sans vouloir critiquer » le gouvernement, ce dernier a publié ses recommandations officielles sur le sujet… un an plus tard, fait-il remarquer. « Le fait de travailler sur le terrain, ça nous montre rapidement les problèmes », dit-il.

Une souplesse qui contraste avec celle de l’appareil bureaucratique.

D’où un certain sentiment d’impatience. « En fait, je commence à avoir le feu au cul », lâche le médecin.

Chaque jour qui passe sans que le programme (gouvernemental, pour étendre le modèle à tout le Québec) ne soit sorti, ne soit financé, « c’est un aîné qu’on échappe peut-être qui va se ramasser à l’urgence ou au CHSLD », plaide-t-il.

« Il faut que ça arrête. »

1. Mme Poitras est un nom fictif pour représenter de nombreux cas que le DLemire a observés au fil des ans.

En savoir plus
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    En 2031, la proportion de personnes de 65 ans et plus dépassera 25 % de la population totale. La plus nette augmentation démographique se verra chez les 85 ans et plus qui verront leur nombre augmenter de près de 20 000 personnes de plus par année en moyenne après 2031.
    Source : Fondation ages