Ils sont des acteurs de changement dans leur domaine. Mais on les connaît peu ou pas. La Presse vous en présente durant le temps des Fêtes.

« Et toi, Vânia, qu’est-ce qu’il fait, ton fils, dans la vie ? »

La question est anodine. Elle surgit naturellement au détour d’une conversation informelle entre des parents de jeunes adultes qui se connaissent peu ou pas.

C’est l’occasion pour l’un de vanter son aîné en stage dans un grand cabinet d’avocats. Ou pour un autre de parler du premier voyage solo de sa cadette en Europe.

« Le mien travaille à Loto-Québec », répond Vânia Aguiar, mère d’Henri-Louis, 27 ans.

Une réponse qui semble banale si on ne connaît pas le parcours de cette ancienne mannequin internationale engagée à améliorer le sort d’enfants vivant avec une déficience intellectuelle de modérée à sévère, avec ou sans trouble du spectre de l’autisme.

Henri-Louis est l’enfant « le plus imparfaitement parfait que je pouvais avoir », résume celle qui a fait carrière dans un univers où l’on exigeait d’elle rien de moins que la « perfection ».

Vivant avec une déficience intellectuelle, son fils ne fait rien seul. Il a besoin d’aide pour se laver. Pour aller à la toilette. Pour s’habiller. En plein hiver, il peut sortir en sandales, sans manteau, « pour que tout le monde puisse bien voir le logo du Canadien sur son chandail », raconte-t-elle avec affection.

Mais grâce au travail acharné de sa mère, Henri-Louis réalise désormais un stage chez Loto-Québec qui se transformera bientôt en emploi à temps plein.

« Vous ne pouvez pas vous imaginer la fierté que cela représente lorsqu’on a un enfant comme le mien », dit celle qui est présidente de la Fondation Les petits rois.

Des torrents de larmes

Mme Aguiar n’oubliera jamais cette journée de 2001, où elle visite l’école publique Saint-Pierre-Apôtre à Montréal. Elle rencontre un personnel dévoué, bienveillant, mais l’établissement manque de tout.

« Après la visite, en rentrant dans mon auto, je me suis mise à pleurer, raconte-t-elle. Je me répétais : ce n’est pas possible. »

Les trois quarts des familles des élèves sont sous le seuil de la pauvreté, lui révèle la directrice de l’établissement. La maman d’Henri-Louis prend l’initiative de visiter chacune des familles dont l’enfant fréquente l’école pour cerner leurs besoins. Plusieurs sont monoparentales. Elles n’ont pas les moyens d’avoir recours au privé pour combler les lacunes du public.

L’idée de créer la Fondation Les petits rois naît ; 21 ans plus tard, elle aide plus de 500 enfants et leurs familles dans la région de Montréal.

Nouvelle école, même désolation

Henri-Louis grandit. En 2009, son cheminement se poursuit à l’école Irénée-Lussier, située non loin du Stade olympique. Là aussi, la visite de l’établissement public mal adapté aux besoins des ados handicapés tire des larmes à Mme Aguiar.

Il y a ces escaliers difficiles à gravir pour des élèves qui voient mal ou qui ont de grands enjeux de motricité (il n’y a pas d’ascenseur). Les classes sont minuscules. Et ces cadres de porte trop petits qui deviennent gênants lorsque le personnel doit maîtriser un ado de 6 pieds/200 livres en crise.

L’ancienne mannequin se relève les manches et décide de porter un projet ambitieux : convaincre les autorités de la nécessité d’une école flambant neuve, aménagée pour cette clientèle à besoins particuliers.

Coût du projet estimé à l’époque : 35 millions (coût final : 77 millions).

Vânia Aguiar devient présidente du conseil d’établissement, poste qu’elle occupera durant neuf ans. Autant d’années passées à « sensibiliser » les élus et les ministres de l’Éducation qui se succéderont. « Moi, quand on me ferme la porte au nez – et c’est arrivé –, je reviens et je me remets à cogner jusqu’à ce qu’on me dise oui », lâche-t-elle, sans perdre son sourire.

La nouvelle école Irénée-Lussier ouvrira finalement ses portes à l’automne… 2023. Trop tard pour Henri-Louis. Mais son engagement dépasse son fils. « La cause me colle à la peau. Ça me réveille la nuit. »

Au fil des ans, elle a connu beaucoup de familles « moins chanceuses » que la sienne. « L’arrivée d’un enfant handicapé a soudé mon couple, alors que ça fait plus souvent l’inverse, décrit-elle. Mon mari, ma fille, tout le monde est là pour Henri-Louis. »

Le trou noir

À 21 ans, les jeunes avec un handicap intellectuel sévère tombent dans un « trou noir ». Ils sont trop vieux pour fréquenter une école spécialisée. Et leur cas est jugé trop lourd pour qu’ils puissent intégrer un centre de jour ou un plateau de travail pour handicapés.

C’était avant que Mme Aguiar s’en mêle. Sa fondation a convaincu des entreprises comme Le Château, Le Cirque du Soleil, L’Oréal Canada et Loto-Québec d’ouvrir des plateaux de travail.

À la naissance du projet, 16 jeunes, dont Henri-Louis, ont participé à un stage de cinq ans à Loto-Québec. Une éducatrice spécialisée du réseau de la santé les a encadrés sur place.

Les cas les plus « lourds » ont aussi eu droit à un accompagnateur – fourni, lui, par le centre de services scolaire. Le « trou noir » est devenu un puits de lumière.

Lisez notre reportage de 2018 sur le projet

En juin prochain, la cohorte d’Henri-Louis va obtenir son diplôme après cinq ans passés en stage. L’expérience est si concluante que les jeunes travailleront à temps plein pour la société d’État.

Partir en appart

La plus grande préoccupation de Mme Aguiar ? L’avenir de son fils lorsque son mari et elle ne seront plus là.

« Je vais voir mon médecin chaque année, et je lui dis : je ne peux pas mourir tout de suite. Organisez-vous pour que je vive longtemps. »

Mme Aguiar a visité des ressources intermédiaires. « J’imaginais Henri-Louis se bercer toute la journée devant la télé, dit-elle en mimant un bercement. Je me suis juré que jamais il ne vivrait là. »

Et c’est là qu’elle a plongé dans un nouveau projet colossal : financer la construction d’une « maison intelligente » où huit jeunes pourraient cohabiter sans supervision parentale. C’était en 2017.

Et devinez quoi ?

Elle est parvenue à trouver le terrain et, surtout, l’argent nécessaire. Mais la pandémie lui a joué un mauvais tour, et le projet est en péril.

Nous la rencontrons sur le chantier situé au cœur du quartier Côte-des-Neiges. Par une journée glaciale de décembre, des ouvriers s’affairent à construire la fondation.

Le projet initial était estimé à environ 3 millions – le fédéral a accordé 2,25 millions et la Fondation Les petits rois, le reste.

Or, comme les coûts de construction ont monté en flèche durant la pandémie, il leur manque désormais 1,8 million.

Mme Aguiar a tenté de convaincre le fédéral d’allonger davantage d’argent, sans succès. Le fédéral lui a conseillé de se tourner vers le provincial.

Au provincial, on lui a suggéré de se tourner vers le municipal. « Aucun élu n’a voulu nous aider. Tous ont pelleté le problème dans la cour de l’autre », ajoute-t-elle, découragée.

La Fondation a tout de même trouvé une oreille attentive chez le vice-président du comité exécutif à la Ville de Montréal, Benoit Dorais. La Ville a autorisé le début de la construction, mais a exigé que son budget soit bouclé d’ici la fin du mois de janvier, explique Mme Aguiar.

Mme Aguiar a récemment écrit au premier ministre François Legault pour l’implorer d’agir « en bon père de famille » pour sauver le projet. Il a refusé de la rencontrer, a-t-elle appris juste avant Noël. « Peut-être que la cause des nos jeunes vulnérables n’est pas si importante à ses yeux ! Je suis très déçue. »

Debout dans la roulotte de chantier, tirée à quatre épingles, Mme Aguiar nous montre les plans de la maison. « Les jeunes vont être bien ici », lâche-t-elle. Un superviseur y vivra en permanence. Des professionnels seront embauchés pour que les jeunes poursuivent leurs apprentissages. Et la technologie pourra les appuyer dans leur quête d’autonomie. De grandes entreprises, des architectes chevronnés, des chercheurs de l’Université du Québec à Trois-Rivières, le CIUSSS local et l’Institut de gériatrie de Montréal vont collaborer au projet.

Mais qu’allez-vous faire si vous ne bouclez pas votre budget d’ici au 31 janvier ? « On va trouver une solution », répond-elle du ton assuré d’une mère qui a surmonté tant de fois l’adversité.