Qui l’avait prévu ? Pas moi.

Au cœur de la troisième vague, les conditions gagnantes se réunissent pour protéger le français. Le sujet est devenu une préoccupation de tous les partis, y compris le Parti libéral. Et ce, autant grâce à Simon Jolin-Barrette que malgré lui.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Simon Jolin-Barrette, ministre responsable de la Langue française

Il a été machiavélique, dans le sens positif du terme.

Pour Machiavel, penseur de la Renaissance, la politique consistait à dompter la fortune. À s’adapter aux imprévus et à les retourner à son avantage. C’est ce que le ministre responsable de la langue a réussi à faire.

Il y a un an, le français n’était pas une priorité.

En août, l’Office québécois de la langue française a publié une étude inquiétante sur l’anglais au travail. M. Jolin-Barrette a pris la balle au bond. Il a couru vers les micros pour promettre d’y remédier.

Cela faisait changement. Les libéraux avaient l’habitude de reporter la publication de ces études ou de les dévoiler le vendredi après-midi à 15 h, en espérant que personne ne les remarque…

Le ministre a réveillé une peur collective face au français qui ne s’exprimait plus vraiment, par fatigue ou par défaitisme.

Bien sûr, d’irréductibles mouvements citoyens n’avaient jamais arrêté d’en parler, tout comme le Parti québécois, mais leurs voix résonnaient dans le vide. Ils ont recommencé à être écoutés.

À la fin de novembre, M. Jolin-Barrette a fait une conférence pour annoncer… pas grand-chose, à part son intention déjà connue d’agir. Sur le coup, j’ai bâillé.

Il semblait violer une vieille règle politique : ne pas faire monter les attentes, et ne pas laisser traîner les dossiers délicats.

Mais avec le recul, c’était habile. Il a créé une surenchère.

La même semaine, le Parti libéral appuyait l’imposition de la loi 101 aux entreprises de compétence fédérale. Et quelques jours plus tard, tous les anciens premiers ministres vivants — cela inclut ceux du Parti libéral — se ralliaient à cette demande.

Le gouvernement Trudeau y était défavorable. Mais pour ne pas paraître isolé, il a rédigé un plan pour protéger le français, y compris au Québec.

Un cercle vertueux s’est ainsi créé.

Mais avant de crier youpi, n’oublions pas l’essentiel : tout cela découle d’une mauvaise nouvelle. Si les partis veulent en faire plus, c’est parce que le français recule. Et les mesures proposées ne feraient que freiner la tendance, sans la renverser.

***

J’ai arrêté d’essayer de prédire la date du dépôt de la réforme.

En janvier, on me disait que ce serait pour février.

En mars, on m’assurait que c’était pour avril.

Et maintenant, on m’annonce que ce serait avant la mi-juin. Mais il n’est pas impossible que le projet de loi soit finalement présenté à l’automne.

C’est d’abord la faute à la COVID-19. Le gouvernement Legault craint de paraître déconnecté en parlant du français en pleine crise sanitaire, dans une Assemblée nationale à moitié vide.

Mais c’est aussi parce que la réforme fait encore l’objet d’arbitrages à l’interne. Ils sont soit houleux, soit constructifs, selon la source à qui on parle… Ce qui est certain, c’est que la Coalition avenir Québec demeure une coalition et que les ministres issus du milieu des affaires hésitent à imposer des contraintes aux entreprises.

Malgré tout, ce retard pourrait s’avérer utile. Les précédentes réformes de M. Jolin-Barrette en immigration ont déclenché une tempête. Il n’avait pas assez consulté ni réfléchi aux détails. La résistance s’annonce vive pour le français. Tant mieux si chaque virgule est analysée pour éviter les vices de conception.

En attendant, les péquistes et les solidaires font des propositions, et les libéraux ont déposé un plan complet. François Legault l’a sévèrement critiqué. Il accuse leur cheffe Dominique Anglade d’être incapable de « défendre l’autonomie du Québec ». Pourtant, le premier ministre doit très bien savoir que sa rivale l’aide.

Les libéraux seront toujours plus modérés à ce sujet. Ils incarnent la position minimale. Mme Anglade vient de l’élever. Contrairement à ses prédécesseurs, elle veut agir, notamment en créant un poste de commissaire indépendant à la langue et en limitant les places dans les cégeps anglophones. Par effet de comparaison, cela rendra le plan caquiste plus facile à vendre.

Le rapport de force construit par M. Jolin-Barrette n’est sûrement pas étranger à ce virage. Il reste toutefois fragile.

Le ministre ne devrait pas s’égarer dans des batailles secondaires, comme son bras de fer avec la juge en chef de la Cour du Québec sur l’embauche de magistrats bilingues. Une distraction qui brûle du précieux « capital politique » pour sa réforme.

Et son gouvernement devrait l’aider en la déposant bientôt. Même si les reports se justifient, il y a des limites.

Les caquistes pourraient être tentés d’en faire un enjeu pour les prochaines élections. Ce serait regrettable. L’heure n’est plus à la partisanerie, mais au ralliement.

Pour M. Legault, il s’agit d’une responsabilité historique.

Il a renoncé à l’indépendance, mais reste nationaliste. Or, le français est le cœur de ce combat, et il a tué en 2013 la nouvelle loi 101 de Pauline Marois. Il a maintenant la chance de se reprendre.

Aujourd’hui, le contexte y est favorable. Mais la fortune peut si vite changer…