Paul Jarry sort de sa voiture les deux skis fartés de frais. À peine a-t-il humé l’air du cap Saint-Jacques, qu’il les chausse directement dans le parking. Pas de niaisage, clic, clic, et hop, il est parti pour deux « Lapins ».

« Il y a de la coupe de bois, le parcours est raccourci, ça fait seulement 7,5 km par boucle », déplore l’homme à la tuque blanche, connu ou reconnu par les habitués de ce parc de la pointe Nord-Ouest de Montréal.

Trente ans qu’il vient ici chaque jour d’hiver. Il en connaît chaque repli.

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À 84 ans, Paul Jarry fait 20 km de ski de fond chaque jour.

« Parle-moi pas d’aller en Floride », dit l’homme de 84 ans. Dans son sous-sol, les posters de ses idoles trônent sur les murs comme dans un panthéon du ski nordique : le Norvégien Bjørn Dæhli, ou Herman Smith-Johannsen, dit Jackrabbit, pionnier du ski de fond au Québec et mort à 111 ans, plus vieil homme connu sur Terre en 1987.

« C’est mes héros, c’est mes modèles. »

Il y a 25 ans, deux ans après un cancer de la prostate, on a diagnostiqué un cancer de la vessie à ce géologue. Six mois de chimio plus tard, un médecin lui a dit que son estomac était « fini ». Ce gros fumeur – un paquet et demi par jour, plus la pipe – a écrasé sa dernière clope. Et comme parfois le hasard se tanne de mal faire les choses, la compagnie lui a offert une « prime de séparation ».

Il a pris sa retraite à 59 ans et « sa vie en main ».

Il était malgré tout en assez bonne forme. Quand l’hydravion vous dépose sur un lac de la forêt boréale avec des guides innus, des prospecteurs et quelques canots, il faut savoir ramer, portager, bûcher. Il a passé des étés à explorer le nord du Québec, de l’Abitibi à la Côte-Nord. C’est un métier sportif, géologue…

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Toujours est-il que depuis le jour de sa retraite, quotidiennement, sans jamais discontinuer, il note dans un agenda chaque activité physique, le temps qu’il fait, la durée, ses battements cardiaques, mais aussi ce qu’il a mangé à chaque repas.

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Une page de l’agenda de Paul Jarry, dans lequel il note quotidiennement ses activités et ses repas.

Avant d’aller faire un Lapin avec lui, il m’a montré un de ces cahiers illustrés du National Geographic où sa vie matérielle est archivée avec une écriture en pattes de mouche du Labrador – animal qu’il a côtoyé plus qu’aucun autre.

« Tiens, regarde, le 4 août 2005… Le midi, j’ai mangé des sardines avec une salade de légumes… Le soir, du blé d’Inde avec des tomates – c’était le mois d’août », explique-t-il, comme pour préciser qu’il n’est pas végétarien, mais que la saison a dicté le menu.

« Y a pas un petit apéro de temps en temps ?

– Ben oui ! Le vin, je ne le note pas, j’en bois tous les jours. »

Mais la base de son système de notation, ce sont les « points ». Une journée parfaite est une journée de trois points.

Les « points ? »

« Je me suis souvenu d’un camp de vacances où j’allais quand j’avais 10, 11 ans. Ils donnaient des “points” pour la participation à des sports. Et tu devais faire trois points par jour, chaque jour, pour être un “leader”. J’avais réussi ! »

Quarante ans plus tard, le nouveau retraité a donc établi un système de pointage maison pour ses activités sportives.

« Dix km de ski de fond, ou 7 km de jogging, ou 40 km de vélo, ça vaut un point. Donc, notre Lapin, c’est 0,75 point. J’en fais deux, ça me fait 1,5 point.

– Vous allez faire quoi pour aller chercher les autres points, aujourd’hui ?

– Je fais de la rameuse ou du vélo stationnaire, l’hiver. En écoutant une émission, je fais 45 minutes de rameuse. Ça vaut 0,5 point. Nager un kilomètre, c’est un point. Une heure de tennis en simple, ben, avec un bon joueur, là, ça vaut un point. En double, ça vaut pas grand-chose… Faut jouer deux heures pour un point. Avant, je faisais du ski alpin, mais ça vaut presque rien, vraiment, ton cœur travaille pas. C’est rare maintenant, mais si jamais je joue au golf et que je marche les 18 trous, ça fait un point. »

Comprenez que pour faire ses trois points avec le golf, il lui faudrait jouer 54 trous… Trop long, pas assez payant !

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Paul Jarry aura fait 400 km de ski de fond en février seulement.

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« Des journées de repos ? Non, pas volontairement en tout cas. C’est 365 jours par année. 

– Mais y a pas des jours où ça ne vous tente pas ? Des jours de tempête, de mauvais temps, de fatigue ?

– Ah non, vraiment pas. Je suis toujours content de faire ça !

– C’est pas un peu exagéré, votre affaire ?

– Des fois, ma femme dit ça…

– C’est pas un peu maniaque, aussi, toutes ces notes ? Vous faites quoi avec ? Vous relisez vos anciens cahiers ?

– Oui ! Je les ouvre de temps en temps, je regarde ce que j’ai fait, ce que je mangeais… Écoute, je n’ai jamais parlé de ça à personne, j’achale pas les gens avec ça, ça n’intéresse personne. Même mon fils, il est pas trop au courant. Une fois, mon gendre m’a vu écrire là-dedans, il m’a posé des questions, mais sinon, je n’en ai jamais parlé, même mes amis de sport, ils ne savent pas ça. »

Il s’agit donc d’une exclusivité La Presse, mesdames et messieurs.

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Notre chroniqueur Yves Boisvert en compagnie de l’infatigable fondeur de 84 ans, Paul Jarry

Ses amis, ceux avec qui il fait du vélo, ceux avec qui il traversait le lac des Deux Montagnes sur la glace entre le cap Saint-Jacques et Oka (« belles pistes là-bas, mais belles formations rocheuses, granit été calcaire », note le géologue). Il pouvait faire 40 ou 50 km il y a quelques années à peine, il faut dire que ces amis ont tous 20 ans de moins.

Mes amis de mon âge ? Plusieurs sont morts, beaucoup sont malades… Rendu à mon âge, même tes docteurs sont retraités.

Paul Jarry

« Je ne sais pas ce qui serait arrivé si je n’avais pas changé ma vie. Dans le temps, on mangeait du steak tous les jours, deux fois par jour souvent. Plusieurs sont morts d’une crise cardiaque. »

Nous nous sommes salués après un Lapin. Il a filé pour le deuxième, et même à cet âge vaccinable, pas grand monde ne le dépasse. Il va moins vite, mais il va aussi loin : 10 km, c’est 10 km. Son barème de points n’est pas négociable à la baisse, pas de tricherie, pas de passe-droit sous prétexte de vieillissement. Il aura fait 400 km de ski de fond en février seulement, et 800 ou 900 points à la fin de l’année.

« Ce que ça me donne ? C’est juste un dépassement personnel… »

Si vous allez au cap, vous le verrez peut-être dans le Lapin. Peut-être aura-t-il l’air de vous dépasser, mais c’est après lui-même qu’il court, skie, nage ou roule. Et la vie aussi, je devine.