Un enfant unique qui a grandi dans un quartier populaire. Une longue maladie qui a emporté sa mère et « transformé » sa façon de voir la vie. D’où vient Bruno Marchand, l’homme sorti de nulle part pour devenir maire de la deuxième ville du Québec ? Pour comprendre, La Presse l’a rencontré devant la maison de son enfance.

(Québec) Dans une petite rue du quartier Limoilou, un couple aux cheveux blancs s’approche tout sourire de Bruno Marchand. Ils tiennent à féliciter le nouveau maire.

« J’ai grandi ici, vous savez ? », leur répond M. Marchand, avant d’engager la conversation.

À ses côtés, son attaché de presse remarque que « ça n’arrivait à peu près pas il y a une semaine encore de se faire reconnaître dans la rue ».

Et pourtant, voilà l’homme qui a prêté serment ce dimanche pour devenir le 38maire de Québec. La dernière fois qu’un maire né en basse-ville a pris le pouvoir, c’était Lucien Borne en 1938.

PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

Bruno Marchand, nouveau maire de Québec, lors de son discours de victoire, le 7 novembre dernier

La chose peut paraître banale, d’autant qu’il vit désormais à Sainte-Foy. Mais pour comprendre Bruno Marchand, un drôle d’animal politique capable de parler d’exclusion sociale et de gestion efficace dans la même phrase, il faut saisir d’où il vient.

« Je suis né dans un Limoilou bien différent. Ça s’est gentrifié maintenant. Mais ici, il y avait beaucoup de gens qui en arrachaient », se souvient le père de famille de 49 ans en faisant un geste de la main, comme pour désigner tout le petit univers de son enfance.

Son père était voyageur de commerce, partait la voiture remplie de vêtements pour de longues tournées du Québec. Sa mère était « femme au foyer ». Elle était le pilier de la famille.

Dans la rue, des enfants de fonctionnaires, mais aussi des fils d’immigrants, de cols bleus. Deux voisins avaient perdu leur père. Bruno Marchand raconte avoir vu des choses à cet âge qui le marqueront à jamais.

« Dans le quartier, il y avait du monde qui ne mangeait pas trois repas par jour », dit-il.

Puis il y avait cette activité à son école primaire qui consistait, à intervalles réguliers, à échanger les lunchs des élèves. « C’était avant l’invention des allergies », blague Bruno Marchand.

En se retrouvant le nez dans le lunch d’un autre enfant, certains réalisaient soudainement leur privilège, et la malchance des autres. Les sandwichs parlent…

Tu réalises qu’il n’est pas moins intelligent que toi. Il est juste parti sur une ligne de départ un kilomètre derrière. C’est ça, les inégalités sociales. C’est une des racines de mon engagement. Ceux qui partent derrière, ils n’ont pas les mêmes chances.

Bruno Marchand, nouveau maire de Québec

Lui-même a ensuite étudié dans un collège privé en haute-ville. C’est sa marraine qui payait la facture.

« Je ne sais pas si mes parents auraient été capables de me payer ça. On ne me l’a jamais dit, mais je pense qu’il y avait l’intention de me mettre dans un milieu cadré pour éviter que je me perde », dit celui qui débordait d’énergie, enfant.

« Rigueur budgétaire »

Mais l’avenue Choquette, c’était aussi des matchs de hockey avec les copains. Le sport a marqué Bruno Marchand. Il est un cycliste aguerri. Il court aussi entre 1300 et 1500 km par année.

Ses souliers de course aux couleurs éclatantes, qu’il a traînés aux pieds durant toute la campagne électorale, ont d’ailleurs marqué l’imagination.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Bruno Marchand lors d’une conférence de presse durant la campagne électorale, le 22 septembre dernier

Bruno Marchand a quitté la maison au tournant de la vingtaine. Il a étudié en philosophie à l’Université Laval et en technique de travail social au Cégep de Sainte-Foy.

Il ira ensuite travailler dans ce cégep, puis à l’Association québécoise de prévention suicide, avant de devenir PDG de Centraide Québec.

Cet homme venu du milieu communautaire se décrit lui-même comme un centriste. En discutant avec lui, on a parfois l’impression de parler à Amir Khadir, d’autres fois à un gestionnaire d’entreprise.

Dans toutes les organisations que j’ai pilotées, la rigueur budgétaire était importante, tout comme la capacité de démontrer ce qu’on fait avec l’argent.

Bruno Marchand, nouveau maire de Québec

Puis soudainement, il cite les travaux des épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett qui « ont démontré que partout où tu ne travailles pas les inégalités, où tu les laisses augmenter, on perd tous au change, pas juste les personnes démunies ».

Cette idée a forgé celle qu’il se fait de la ville. Il a d’ailleurs promis durant la campagne de travailler à « l’itinérance zéro ».

« On n’a pas envie de vivre dans une ville avec des tessons de bouteille sur les clôtures pour mettre de la distance entre l’autre et moi », illustre ce père de deux enfants de 16 et 20 ans.

« Il y a ces deux parties en moi. Il y a cette idée qu’un gouvernement rigoureux est un gouvernement qui peut redonner confiance dans le fait que l’argent qu’on met en commun, on sait qu’il est bien géré. Alors les gens sont prêts à le faire.

« Il faut être bons. Mais il faut être bons pour qu’après on puisse s’occuper du monde, tisser le filet social, offrir des opportunités. »

L’allégorie des samares

On a fait grand cas dans les dernières semaines de sa capacité à rallier les gens. Marchand a séduit autant des animateurs de Radio X que des électeurs progressistes des quartiers centraux.

PHOTO PATRICE LAROCHE, ARCHIVES LE SOLEIL

Bruno Marchand, nouveau maire de Québec, devant l’hôtel de ville de la capitale nationale

Son parti, Québec forte et fière, a été créé de toutes pièces à la fin de l’hiver dernier autour d’anciens du Parti québécois et du Bloc. Mais un de ses candidats venait de la CAQ. « Il y avait aussi plusieurs libéraux », insiste Marchand, qui parle d’un mouvement arc-en-ciel.

Sa capacité à rallier vient certainement aussi de son charisme. Son attaché de presse, Thomas Gaudreault, ancien du PQ, se souvient du moment où Bruno Marchand l’a sondé pour travailler pour lui.

« Je n’avais jamais entendu parler de Bruno. Il était à 1 % dans les sondages. On est allés marcher pour discuter de tout ça. »

M. Gaudreault allait-il quitter son emploi à la Chambre de commerce et d’industrie de Québec pour se lancer dans le vide ? Il a choisi de faire le saut.

Et voilà que Marchand, contre toute attente, a gagné. Dans les derniers jours, il a beaucoup pensé à ses parents. Son père « parti de rien », « qui a réussi à [lui] donner plus qu’il a reçu », est mort en 2007.

PHOTO ERICK LABBÉ, LE SOLEIL

Bruno Marchand, nouveau maire de Québec

Mon père aurait été d’une fierté… S’il était vivant, il serait ici ce matin et il n’arrêterait pas d’en parler.

Bruno Marchand, nouveau maire de Québec

Sa mère est quant à elle morte en 2013. Elle a souffert d’alzheimer. Pendant six ans, ce fils unique l’a accompagnée comme il a pu. Il a vu cette femme si droite, son « pilier moral », son « socle », dépérir. Ces six années « ont transformé [sa] vie », lui ont donné une autre perspective des relations humaines.

« Ça m’a appris que ce n’est pas vrai qu’une relation humaine, ça ne peut être qu’une chose qui progresse. Il peut y avoir dans quelque chose qui régresse une relation humaine significative. »

Par les temps qui courent, il songe souvent à une anecdote sur sa mère et sa vision du vivre-ensemble. Devant sa maison d’enfance se dresse, encore aujourd’hui, un immense érable. Quand les samares tombaient au printemps, elle s’éreintait à les ramasser jusqu’au trottoir et dans la rue.

« Le voisin sortait chaque année pour lui dire : "Fais pas ça, Thérèse, la Ville va le faire !" », se remémore Bruno Marchand.

« Elle lui répondait : "La ville, c’est moi." »