(Québec) Fait rare de la part de la magistrature, la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, se permet de semoncer le gouvernement et de s’opposer officiellement à son projet de loi 92, devant créer un tribunal spécialisé en matière de violence conjugale et sexuelle.

Selon elle, il y a des principes fondamentaux qui sont remis en cause dans ce texte législatif, dont la présomption d’innocence et l’impartialité de la cour.

L’habituelle séparation des pouvoirs entre le judiciaire, le législatif et l’exécutif n’a pas empêché la juge Rondeau d’expédier mardi un mémoire à la commission parlementaire qui se tient présentement sur le projet de loi parrainé par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

La juge Rondeau souhaitait être invitée à s’adresser aux parlementaires pour partager avec eux sa vision des choses, mais comme son nom ne figurait pas sur la liste des invités elle a choisi d’expédier un mémoire de 16 pages aux élus.

Dans son mémoire, la juge Rondeau fait plusieurs fois référence au rapport « Rebâtir la confiance », produit par un comité d’experts qui s’est penché sur la question, et qui était coprésidé par l’ancienne juge en chef de la Cour du Québec, Élizabeth Corte. La principale recommandation du comité était précisément la création d’un tribunal spécialisé pour ce type de causes.

Or, la juge Rondeau rappelle aux élus que « la mise en œuvre des recommandations du rapport Rebâtir la confiance doit respecter les principes fondamentaux de notre société de droit, dont la présomption d’innocence et la garantie que chaque justiciable puisse être entendu par un juge neutre, impartial et compétent ».

Elle estime que la Cour du Québec « reconnaît sans difficulté que des actions concrètes peuvent et doivent être posées, à brève échéance, pour mieux soutenir, accompagner et informer les personnes plaignantes », mais elle rejette la voie choisie par le gouvernement.

En septembre, elle avait pris de court le gouvernement en y allant de sa propre initiative, en créant une division à la Chambre criminelle et pénale de la cour, ACCES, destinée à donner suite aux recommandations du rapport et à mieux encadrer ce type de causes.

En réclamant le respect de l’indépendance judiciaire, elle dit vouloir assumer ses responsabilités à cet égard « sans entrave ou encadrement inutile qui la priveraient de toute la souplesse nécessaire pour répondre adéquatement aux besoins des justiciables en s’ajustant aux caractéristiques de chaque région ».

La juge Rondeau, qui est aussi présidente du Conseil de la magistrature, rejette catégoriquement l’appellation préconisée par le gouvernement, soit celle d’un « tribunal spécialisé ». Selon elle, il faut éviter « d’induire le public en erreur quant à sa mission ou de créer des attentes irréalistes ».

Selon elle, l’appellation retenue pourrait « laisser présager que le tribunal a déjà conclu au bien-fondé de l’allégation de violence avant d’entendre la preuve et de rendre jugement, portant ainsi atteinte à l’obligation – réelle et apparente – de neutralité et d’impartialité de la Cour ». Elle en fait une question de principe et non de sémantique.

Elle soutient par ailleurs que l’on ne peut utiliser le vocable « tribunal » pour désigner toutes les mesures relevant d’organismes publics ou de ministères sous la gouverne du pouvoir exécutif, dont l’objectif est d’apporter aux personnes plaignantes le soutien dont elles ont besoin.

La question de la formation obligatoire des juges, inscrite dans le projet de loi 92, fait aussi partie des irritants, selon la magistrate.

Sans le dire clairement, elle n’a visiblement guère apprécié l’appel au « changement de culture » tenu à maintes reprises par le ministre Jolin-Barrette, en parlant du milieu judiciaire et de sa façon d’aborder les causes reliées à la violence sexuelle ou conjugale.

Elle insiste pour dire que les juges reçoivent déjà de la formation continue et multiplient les séances de perfectionnement sur divers thèmes, dont la violence sexuelle ou conjugale. Cet ajout dans le projet de loi lui apparaît donc superflu.

Surtout, elle n’apprécie guère le fait qu’en insistant sur l’importance de la formation, le législateur risque de miner la réputation des juges dans la population.

« À l’heure actuelle, l’un des messages véhiculés semble être que la “magistrature est réfractaire aux changements et à la formation”. Le public est ainsi amené à croire que la Cour est une institution qui résiste au changement et qui manque d’ouverture. Il s’agit non seulement d’un message malheureux et erroné, mais aussi susceptible d’ébranler encore davantage la précieuse confiance du public envers ses institutions judiciaires », écrit la juge Rondeau.

Déjà, le Conseil de la magistrature « assume sa responsabilité à l’égard du perfectionnement des juges par une gestion rigoureuse du budget qui lui est accordé à cette fin », ajoute-t-elle.

La consultation sur le projet de loi 92 prend fin mercredi.

La création d’un tribunal spécialisé vise à offrir aux plaignantes un environnement plus sécurisant, plus accueillant, en les accompagnant à toutes les étapes du processus judiciaire. Cette solution vise à contrer le fait que la plupart des victimes n’osent pas porter plainte.