Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse et vous

Nous en sommes à tout près de 400 courriels et appels. Moi-même, j’en ai reçu au-delà de 200.

Pour une seule chronique. Publiée il y a une toute petite semaine.

Est-ce qu’à l’origine, il y a un texte hautement litigieux qui justifie un tel bombardement ? Même pas.

C’est seulement Patrick Lagacé qui, le 24 avril dernier, s’est dit favorable au passeport vaccinal… C’est tout.

> Lisez la chronique de Patrick Lagacé

Ce n’était ni sa chronique la plus controversée ni sa plus virulente, vous le connaissez.

Et pourtant, les courriels continuent de rentrer à un bon rythme huit jours plus tard.

Le problème ? Ceux qui n’ont pas digéré le texte refusent d’en débattre, ils veulent le faire disparaître. Ils ne veulent pas discuter, ils veulent réduire au silence.

IMAGE TIRÉE D’UN BLOGUE

« Inondons La Presse de plaintes pour manque d’éthique journalistique », a titré un blogue à la suite de la parution d’une chronique de Patrick Lagacé.

« Inondons La Presse de plaintes pour manque d’éthique journalistique », a titré un blogue qui a manifestement ses disciples. Un blogue qui nous enjoint de « retirer » l’article de toutes nos plateformes « dans un délai de 48 heures ».

Un ultimatum qui s’accompagne d’« instructions » bien précises pour les militants : vous copiez-collez l’entrée de blogue dans un courriel, puis vous l’envoyez à l’éditeur adjoint, dont voici le nom, le courriel, l’adresse et le numéro de téléphone…

Et depuis, je suis bel et bien inondé de courriels pour la plupart identiques. Et de quelques autres qui me préviennent que je serai « jugé au procès de Nuremberg 2.0 » pour « complicité dans cet immense crime contre l’humanité en cours depuis plus d’un an ».

L’un d’entre eux a même accompagné son message d’une photo de l’éditeur antisémite allemand Julius Streicher, pendu en 1946 pour crime contre l’humanité.

Avec ces mots : « bonne chance… »

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Curieuse façon de débattre, tout de même, à coups d’ultimatums et de menaces.

Tout ça pour une chronique avec laquelle ces militants anti-establishment ne sont tout simplement pas d’accord. Parce qu’à leurs yeux, Patrick et moi sommes de vulgaires instruments du « complexe médiatico-militaro-industriel ». « Cette satanée trinité [qui] a été exploitée à merveille par les nazis », précise-t-on sur le même blogue et dans de nombreux courriels qui ont suivi.

Il vaut la peine de s’attarder à cette campagne organisée de harcèlement, non pas pour donner de la visibilité à des gens qui ne cherchent que ça, mais parce qu’elle est représentative de l’état du débat public, de plus en plus clivé à cause d’une poignée de personnes qui veulent donner l’impression qu’elles sont nombreuses.

Bien sûr, il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier. Parmi les 400 messages reçus, une poignée présentait bel et bien des propos posés, réfléchis, des arguments et des questions qui font réfléchir. Après tout, il y a de très bonnes raisons de s’opposer au passeport vaccinal.

Mais l’écrasante majorité des personnes qui m’ont écrit n’étaient pas des lecteurs qui souhaitaient faire valoir leur point de vue. C’était plutôt des gens pour qui l’idée même de publier une opinion qu’ils contestent est inacceptable. Comme s’ils étaient incapables de vivre avec l’idée qu’une personne qui a une tribune ne partage pas leur méfiance, voire leur haine du vaccin.

À leurs yeux, une opinion avec laquelle ils sont en désaccord est nécessairement une « fausseté ». Une affirmation qui les indispose n’est rien d’autre que de la « désinformation ». Et un fait qui les dérange ne peut être qu’un « mensonge ».

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Faut-il le rappeler ? Il n’y a rien de doctrinaire ou d’idéologique dans la position de Patrick Lagacé ou de ses collègues chroniqueurs à La Presse.

Patrick est favorable au passeport vaccinal, ce qu’il a expliqué au moyen d’arguments dans son texte.

Mais aurait-il pris la position contraire qu’il aurait été publié avec la même liberté ! Aurait-il évoqué d’autres principes et arguments pour s’opposer au passeport qu’il aurait eu sa place dans le journal.

Non pas parce que Patrick détient LA vérité, mais parce que la position qu’il défend s’appuie sur une démarche rigoureuse.

Patrick est un journaliste, comme tous ses collègues (ce n’est pas le cas de tous ceux qu’on qualifie aujourd’hui de « chroniqueurs »). Ses écrits sont basés sur du travail de terrain et des entrevues d’experts. Il confronte ses opinions avec les gens concernés avant de les publier. Il appelle dans les cabinets politiques, interviewe les personnalités qui font l’actualité, interroge les décideurs.

Son appui au passeport vaccinal, par exemple, était fondé sur des entrevues avec des experts, réalisées par lui ou par d’autres journalistes de médias crédibles. Il était basé sur les positions de chercheurs, d’épidémiologistes, de médecins, qui publient dans des revues scientifiques, et qui s’appuient sur le consensus scientifique.

Puis, une fois le texte ficelé, il a été acheminé vers la révision, puis il a été relu par le pupitreur et le chef de pupitre, qui ont le mandat de s’assurer que tout est exact avant qu’il soit mis « en page ».

Un travail rigoureux de vérifications et de contre-vérifications qui est le propre d’une salle de rédaction.

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Beaucoup de bruit pour rien, donc, avec ces quelque 400 messages reçus ? Du bruit que j’amplifie moi-même en y faisant référence aujourd’hui ?

Pas tout à fait. Car même si les études montrent que les antivaccins et autres militants agressifs parlent fort mais sont peu nombreux, leur impact est bien réel.

À La Presse, recevoir des centaines de courriels après un texte ne change pas grand-chose, nous sommes habitués à la controverse et aux réactions fortes. Et nous ne sommes pas ébranlés par des campagnes organisées.

Mais c’est une autre paire de manches pour les politiciens, qui sont tellement excédés qu’ils ne se gênent plus pour traiter ces gens de « pissous » (François Legault), de « trolls » et de « morons » (Régis Labeaume).

Voyez tous ces élus qui ont choisi de quitter la vie politique active ces derniers mois en raison du clivage et de la haine qui émanent des réseaux sociaux.

Voyez la peur qu’ont certains décideurs de s’attirer la haine des militants les plus virulents en faisant tel geste, en prononçant telle parole ou en prenant telle décision.

Et voyez, enfin, la méfiance à l’égard des vaccins qui donne l’impression de s’insinuer partout dans la population… alors que près de 80 % des Québécois veulent se faire vacciner, selon un sondage publié vendredi dans Le Journal de Montréal.

« En instillant la méfiance là où elle n’a pas lieu d’être et en jetant le doute quant à la fiabilité des données, écrit l’OCDE dans un récent rapport, la désinformation rend plus difficile, pour les décideurs, la prise de décisions en temps voulu et en connaissance de cause. »

Voilà pourquoi il importe de parler de ces gens, de leurs techniques, comme je le fais ici, de comprendre les nouveaux mécanismes d’un débat public… qui, par moments, en est de moins en moins un.

Écrivez à l’éditeur adjoint : francois.cardinal@lapresse.ca