Je déteste de toute ma force vitale le mot « présentiel ».

En ce dimanche 16 août, je vous le dis, car si je ne vous le dis pas, je vais faire un infarctus.

Jugez-moi s’il le faut, mais le mot « présentiel », dont l’usage a explosé pendant la pandémie, représente tout ce que je déteste à propos du jargon qui s’infiltre dans la langue, la dessèche à force de l’appesantir et qui remplace des mots et des expressions qui faisaient très bien le travail jusqu’ici…

Je sais, je sais. « Présentiel » est entré dans le Larousse en 2017, 20 ans après sa naissance estimée dans le domaine de la gestion. Il n’a donc rien de nouveau. Je cite le Larousse : « Se dit d’un enseignement à suivre sur place et non à distance : S’inscrire en présentiel. »

Qu’est-il arrivé à « cours en classe » ?

Qu’est-il arrivé à « en personne » ?

Sans doute ont-ils été évacués de la langue par les mêmes fossoyeurs du vocabulaire qui ont remplacé « hôpital » par « centre hospitalier », qui ont enfoncé dans nos bouches le mot « problématique » pour parler d’un problème. Il n’y a désormais plus de problèmes, il n’y a que des problématiques. Ça fait plus songé, ça ajoute une couche savante au « problème » en l’englobant dans sa globalité pour interpeller toutes les parties prenantes de l’écosystème, voyez-vous…

« Problématique », c’est « problème » sans les compétences transversales.

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« Présentiel » n’est pas né avec la pandémie, mais il connaît son heure de gloire grâce au coronavirus parce que l’heure est bien sûr à la présence, à la gestion de notre propre présence…

Pour parler en poésie de consultant en efficience managériale titulaire d’un MBA de l’UQTR : le virus nous force à être « là » sans être là, on est « là-bas », mais tout en étant ici…

Et c’est ainsi que « présentiel » s’est imposé depuis mars.

Oui, la prolifération du mot « présentiel » se vérifie statistiquement à la faveur du SARS-CoV-2 : l’an dernier, du 1er janvier 2019 au 15 août 2019, le mot « présentiel » est apparu 61 fois dans les médias du Canada français de la base de données Eureka…

En 2020, pendant la même période ?

960 fois !

On me signale par ailleurs l’existence du mot « distanciel ». Moins répandu que « présentiel », certes, mais je compte sur les rédacteurs de productions écrites pour en forcer l’usage d’ici la fin de 2020. On va compliquer « à distance », c’est sûr : les expressions simples emmerdent les faiseurs de concepts pour qui la simplicité demande du talent.

Ben quoi ? Je viens de vous dire ici tout ce que vous devez savoir sur l’acte d’écrire. La simplicité demande du talent. C’est pour ça que c’est si dur d’écrire simplement et clairement. Ajouter des adjectifs inutiles, des « -iel » à outrance, des « -tique » inutiles, c’est facile, ça ne demande qu’un dictionnaire et ça donne l’illusion d’une certaine épaisseur intellectuelle…

J’ai lu le comble de l’absurde dans un magazine en ligne qui s’adresse aux PME que je nommerai pas par pure charité humaine, un bijou de n’importe quoi, attachez vos tuques, ça va faire mal…

Prêts ?

Go : « Qu’est-ce que le présentiel virtuel ? C’est une compétence clé qui représente la capacité de mobiliser, de motiver, de convaincre et de faire grandir autrui par l’état de présence, les discours, l’étymologie des mots et l’énergie dégagée à travers un écran. Cette compétence s’inscrit dans un contexte de télétravail, pour tout travailleur devant collaborer à l’intérieur d’une équipe agile dont le résultat de l’objectif atteint représente la mise en commun des forces de différents individus travaillant ensemble… »

Je vous jure que le paragraphe ci-haut existe. Ces mots-là ont été écrits sans rire, écrits par une personne à qui je souhaite d’être payée au mot et destinés à être lus par des gens qui vont secrètement se sentir un peu cons de ne pas comprendre ce qu’ils viennent de lire, mais qui n’oseront pas le dire. Le roi est nu, chers associés, laissez-moi vous mobiliser l’agilité avec ce PowerPoint qui est en présentiel parmi nous, ça va vous faire grandir…

Le virus du jargon touche aussi les universités. Ainsi, à l’Université de Montréal, sachez qu’« un cours en présentiel se déroule en présence des étudiants dans un lieu donné (auditorium, laboratoire, etc.), tandis qu’un cours en ligne s’offre à distance, par l’intermédiaire d’une plateforme comme StudiUM ou EDUlib. La formation à distance (FAD) est donc une formule pédagogique qui suppose une délocalisation entre les étudiants et l’enseignant dans une proportion variable… ».

Tab… « Délocalisation entre les étudiants et l’enseignant… »

Ouch, mon cœur…

«… dans une proportion variable… »

Appelez le 911, s’il vous plaît.

Ce n’est pas tout, à l’Université de Montréal, quand on s’astique le jargon, on se l’astique jusqu’au bout, on s’actualise le jargon avec agilité. Voyez-vous, il y a deux types de cours en ligne (CEL), à l’UdeM…

Synchrone et asynchrone.

Un cours en ligne synchrone, c’est quoi ? C’est en direct.

Et un cours en ligne asynchrone, c’est quoi ? C’est en différé, donc, le cours est enregistré et l’étudiant peut le regarder quand il le désire, un peu comme un film en VHS…

Je gagne ma vie avec les mots depuis 25 ans. Mes REER, les vêtements que porte mon héritier en ce moment, la brosse à dents qu’il n’utilise pas assez à mon goût, la maison que j’habite, l’ordinateur sur lequel j’écris cette chronique, la table sur laquelle est posé ledit ordi : je paie tout ça parce que je gagne ma vie avec les mots.

Or, jusqu’à hier, si vous m’aviez demandé la signification de « cours en ligne en mode synchrone », je vous jure que je n’aurais pas su quoi répondre.

J’imagine que je ne pourrai jamais fréquenter l’Université de Montréal, un autre petit deuil cruel à l’aube de ma cinquantaine.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

« Le virus du jargon touche aussi les universités. Ainsi, à l’Université de Montréal, sachez qu’“un cours en présentiel se déroule en présence des étudiants dans un lieu donné (auditorium, laboratoire, etc.), tandis qu’un cours en ligne s’offre à distance, par l’intermédiaire d’une plateforme comme StudiUM ou EDUlib” », écrit notre chroniqueur.

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Dans les années 1950, l’architecture brutaliste s’est imposée. La rumeur dit que l’architecte personnel de Staline a inventé le brutalisme après avoir été exilé dans un goulag dont il s’est échappé en se fabriquant un petit avion avec de la paille – je ne sais pas si c’est vrai, j’ai vu ça sur YouTube, enfin, vous ferez vos propres recherches –, mais toujours est-il que le brutalisme était soviétique de laideur : du béton, du béton, du béton. Et le moins de fenêtres possible, pour ne pas distraire le travailleur et les écoliers…

Pensez à la Place Bonaventure et à la moitié des polyvalentes de la province. « Présentiel », c’est ça, mais pour les mots : l’œuvre de gens qui veulent tuer la lumière. La Place Bonaventure du vocabulaire.

Merci, ce coup de gueule m’a fait grand bien, mon cœur va mieux. La semaine prochaine, je vais peut-être vous partager (1) mon effroi face à « bon matin », « autrice » et « visioconférence »…

Et n’oubliez pas vos masques si vous allez faire l’épicerie en ce dimanche ensoleillé. J’ai dit « masque », ne me parlez pas de « couvre-visage », des plans pour que j’organise une manif.

1. Je sais, ça ne se dit pas « vous partager », c’est ça, la joke…