L'Isle-aux-Allumettes fait-elle véritablement partie du territoire du Québec? Ou cette municipalité insulaire de quelque 1400 habitants située dans la région du Pontiac, en Outaouais, a-t-elle été incorporée par erreur au territoire québécois à la fin du XIXe siècle alors qu'elle devrait être à l'intérieur des frontières de l'Ontario?

Ces délicates questions seront posées dès demain à un juge de la Cour supérieure du Québec à Gatineau. En effet, un résidant de Gatineau, Roger Fleury, conteste la décision de Revenu Québec d'inscrire une hypothèque légale de près de 28 000 $ sur une maison qu'il possède dans cette municipalité en s'appuyant sur des documents historiques qui démontreraient que l'île aux Allumettes, qui se trouve dans la rivière des Outaouais, à la hauteur de Pembroke, en Ontario, a été erronément rattachée au Québec au moment de l'établissement des frontières entre les deux provinces, en 1889.

Ancien professeur d'histoire, candidat malheureux à des élections municipales, provinciales et fédérales durant la dernière décennie, M. Fleury entend tirer profit d'une recherche de longue haleine que mène depuis près de 30 ans Gilbert Dupuis, également propriétaire d'une maison dans cette île d'une superficie de 190 km2. Ayant des racines algonquines, M. Dupuis a réussi à rassembler des exemplaires d'une foule de documents historiques - des cartes, des débats à l'Assemblée législative du Québec et du Canada, des résolutions, des rapports d'arpentage - qui tendent à démontrer que le territoire de L'Isle-aux-Allumettes devrait appartenir à l'Ontario.

«Les documents que j'ai rassemblés le prouvent. La frontière entre le Québec et l'Ontario est erronée. L'Isle-aux-Allumettes devrait être du côté de l'Ontario», affirme M. Dupuis en entrevue avec La Presse. «Je ne conteste pas les frontières actuelles. Mais je veux que l'on reconnaisse qu'il y a eu une erreur historique.»

160 ans plus tôt...



L'argument de M. Dupuis s'appuie sur le travail de l'ingénieur civil Walter Shanly, mandaté par l'Assemblée législative du Canada en 1856 pour arpenter la rivière des Outaouais et la rivière French. Ses travaux de reconnaissance devaient permettre d'abord et avant tout d'évaluer la possibilité d'aménager une ligne de navigation qui relierait Montréal au lac Huron par la rivière des Outaouais. Dans son rapport final, il affirmait que la voie navigable la plus prometteuse devait notamment passer au nord de l'île aux Allumettes, et non pas par le chenal situé au sud de l'île.

«Dans cette portion de la route, les opérations d'arpentage ont été principalement confinées à la partie nord de la rivière. Les résultats confirment la conclusion à laquelle j'en suis arrivé à partir de mes observations personnelles, à savoir que cette partie de la rivière présente les meilleures possibilités pour améliorer la navigation», écrit Walter Shanly dans son rapport publié en 1860.

À cette époque, le Canada était formé du Bas-Canada (Québec) et du Haut-Canada (Ontario), mais les frontières étaient définies de manière imprécise. En 1889, le Parlement fédéral a dû adopter une loi pour établir ces frontières de manière plus détaillée, après la Confédération de 1867. Cette loi sanctionnée le 12 août 1889 faisait alors allusion au levé cartographique de la voie navigable de l'Outaouais qui avait été dressé par Walter Shanly comme étant l'endroit où devait être tracée la frontière entre l'Ontario et le Québec.

Tracé modifié?

Le 3 février 1890, l'Assemblée législative de la province de Québec a adopté une résolution stipulant que «dans l'opinion de cette Chambre, les frontières ouest, nord, et est de la province de Québec sont et doivent être fixées et déterminées comme suit», puis elle faisait allusion aux travaux effectués par Walter Shanly, à savoir que dans le cas de la rivière des Outaouais, la frontière se trouve au «dit milieu du chenal [...] tel qu'indiqué dans une carte de l'exploration du chenal à navires de l'Ottawa, dressée par Walter Shanly, I.C. et approuvée par ordre du Gouverneur en Conseil, en date du 21 juillet 1886».

Mais pour une raison qui demeure floue, la frontière a plutôt été établie à la hauteur du chenal qui passe au sud de l'île aux Alumettes, au lieu du nord, comme l'avait proposé Walter Shanly dans ses travaux. L'explication la plus plausible? Des employés du ministère fédéral des Terres de la Couronne auraient modifié le tracé de la carte soumise par Walter Shanly alors que l'on préparait le projet de loi pour préciser les frontières du Québec et de l'Ontario.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Roger Fleury, un résidant de Gatineau, soutient que l'île aux Allumettes, qui se trouve dans la rivière des Outaouais, à la hauteur de Pembroke, en Ontario, a été erronément rattachée au Québec en 1889.

Ottawa reconnaît implicitement l'erreur

L'an dernier, le ministre fédéral des Ressources naturelles, Jim Carr, qui est aussi responsable de la direction de l'Arpenteur général à travers le Canada, a implicitement reconnu l'existence d'une erreur relativement à la frontière entre le Québec et l'Ontario, à la hauteur de L'Isle-aux-Allumettes, dans une réponse écrite à la députée conservatrice de Renfrew-Nipissing-Pembroke, Cheryl Gallant.

En février 2016, Mme Gallant avait posé la question suivante : «En ce qui concerne la loi de 1889 sur les frontières de l'Ontario, est-ce que le milieu du lit principal de la rivière des Outaouais, à partir de la tête du lac Témiscamingue jusqu'à l'intersection avec le prolongement de la limite ouest de la seigneurie de Rigaud, ce milieu étant celui qui figure dans le levé cartographique de la voie navigable de l'Outaouais dressé par Walter Shanly, I. C., délimite toujours la frontière entre l'Ontario et le Québec?»

La réponse du ministre Carr est arrivée le 9 mars 2016. «Tel que statué dans la loi du Canada (frontières de l'Ontario) de 1889, le milieu du lit principal délimite la frontière entre l'Ontario et le Québec. Le lit principal de la rivière des Outaouais peut être différent de ce qui apparaît sur la carte de l'exploration du chenal à navires de l'Outaouais de Walter Shanly, I. C. Néanmoins, cela ne change pas la frontière interprovinciale», a écrit le ministre Carr.

Le maire bien au fait

Le conseil municipal de L'Isle-aux-Allumettes a été saisi de ce dossier il y a deux ans quand Gilbert Dupuis a fait une présentation de près de deux heures aux élus. Le maire de la petite municipalité, Winston Sunstrum, a indiqué à La Presse que le dossier étoffé de M. Dupuis est convaincant.

«J'ai aussi eu droit à une présentation individuelle. C'est fort intéressant, tout cela. Cela semble être fondé sur des faits. Mais je ne vois pas la municipalité consacrer beaucoup de temps et d'argent à cette question, car je ne crois pas qu'un changement de frontière soit possible. C'est aussi la position du conseil municipal. La seule manière de modifier la frontière, il faudrait une entente entre le Québec et l'Ontario », a dit M. Sunstrum.

Le maire a ajouté que certains résidants ont commencé à prendre conscience de la nature de ce dossier. 

Amender la Constitution?

Avant le rapatriement de la Constitution en 1982, il était possible de modifier les frontières des provinces en adoptant une loi en ce sens au Parlement et une loi identique dans les assemblées législatives des provinces concernées. Mais en rapatriant la Constitution, le gouvernement de l'ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau a incorporé les annexes touchant les frontières des provinces dans la loi fondamentale du pays. Résultat : il faudrait adopter un amendement constitutionnel pour corriger une erreur touchant les frontières.

Au printemps, le premier ministre Justin Trudeau a écarté de manière sans équivoque l'idée de rouvrir le dossier constitutionnel, comme le souhaitait d'ailleurs le premier ministre du Québec Philippe Couillard afin de notamment reconnaître la spécificité de la nation québécoise.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

«Les documents que j'ai rassemblés le prouvent, affirme Gilbert Dupuis. La frontière entre le Québec et l'Ontario est erronée. L'Isle-aux-Allumettes devrait être du côté de l'Ontario.»