La Savane des esclaves est un domaine de deux hectares adossé à un bois qui ébouriffe un terrain en pente. Il est situé aux Trois-Îlets, mais à l'écart du chapelet d'hôtels égrenés le long des anses qui criblent la baie des Flamants et à des lieues de l'agitation et du clinquant des bords de mer surpeuplés.

Les huttes de bois couvertes d'un chaume de feuilles de canne à sucre qui se dressent dans ce décor, Gilbert Larose les a bâties de ses mains. Il les a meublées d'accessoires rudimentaires: tables et chaises mal équarries, paillasses grossières, outils aratoires de fortune... Il les a voulues à l'image de celles que ses ancêtres, libérés après l'abolition de l'esclavage en 1848, ont construites en s'éparpillant dans l'île, loin des plantations qui leur rappelaient leur condition servile.

 

Dans une des huttes, quelques statues de bois de facture naïve illustrent la vie quotidienne des esclaves. «J'ai voulu expliquer ce que les esclaves sont devenus après leur libération», dit Gilbert Larose. Deux statues, qui font un peu plus d'un mètre de haut, retiennent particulièrement l'attention: celle d'un Indien caraïbe, une ethnie dont les Français ont exterminé la plupart des représentants au XVIIe siècle, et celle d'un Noir, râblé, la mine fermée sur un abîme intérieur où les dimanches n'existaient pas. Gilbert Larose pose la main sur la tête crépue. «Nous sommes un peuple qui porte l'histoire de l'esclavage dans ses gênes, explique-t-il. Un peu de Chinois, un peu de Caraïbes, un peu de Blanc et beaucoup d'Africain...»

À côté des cases, Gilbert Larose a aménagé un jardin d'herbes médicinales et un potager où poussent du manioc, de l'igname, des cristophines, des patates douces... «À l'abolition, les colons ont été dédommagés par le gouvernement français, mais les esclaves, eux, n'ont rien eu, alors ils ont dû apprendre à faire avec les moyens du bord, remarque-t-il. Ils ne savaient ni lire ni écrire, mais ils connaissaient la nature.» Et il nous entraîne dans le jardin où il commente les vertus pharmacologiques de la salsepareille, de l'armoise, de la salicaire et de quelques autres plantes et racines qui y poussent.

«Aujourd'hui, on n'est plus autonomes, soupire-t-il. Nous dépendons des descendants des esclavagistes. Ils constituent 1% de la population, mais ils contrôlent 90% de l'économie.»

Bekés

Amertume? Oui. Tapie au fond des âmes, elle fait parfois irruption comme un nuage de soufre craché par un volcan qu'on croyait assoupi. Elle est dirigée contre les Békés, ces descendants des planteurs. «Béké»: personne ne connaît exactement l'origine de ce terme. L'explication la plus plausible veut qu'il s'agisse d'une contraction de «Blancs du quai»: ces planteurs qui attendaient sur le quai les «arrivages» que déchargeaient les navires des négriers. Les plus riches d'entre eux habitent de superbes demeures construites, à une demi-heure de route de Fort-de-France, sur une colline de Cap Est aux allures de Westmount tropical.

Même si les descendants des anciens esclaves, qui, eux, constituent la majorité de la population de l'île, ont tendance à exagérer l'emprise des descendants des anciens maîtres sur l'économie - ils en contrôlent moins de 20% -, il est vrai que les Békés pèsent lourd dans le paysage martiniquais.

«Quand je fais mon épicerie chez Carrefour, c'est à un Béké que va mon argent; quand j'achète une voiture, c'est un Béké qui me vend la Peugeot ou la Nissan, et mon appartement, c'est à un entrepreneur béké que je l'ai acheté», marmonne un Martiniquais, subitement ulcéré lorsqu'on évoque la question à la fin d'un dîner arrosé qui jusque-là s'était déroulé dans la bonne humeur.

«Comment des siècles d'esclavage et de déni de l'homme pourraient-ils ne pas laisser de trace?» demandait Aimé Césaire, chantre de la négritude et figure marquante de la politique antillaise pendant 50 ans.

Mais l'histoire de l'île est encore taboue. «À l'école, on n'apprend que l'histoire de France», déplore Gilbert Larose. Il s'emploie à combler les trous de la mémoire collective en accueillant des groupes scolaires et d'associations à la Savane des esclaves, que fréquentent également les touristes qui, peut-on lire sur la page d'accueil du site web, veulent «découvrir la Martinique autrement que par les plages et la mer».

www.lasavanedesesclaves.fr