Notre collaborateur Bruno Blanchet est à Nairobi au Kenya.

Quand nous prenons place dans le bus à 9h du matin, le soleil cogne et, à l'intérieur, alors que l'on crève de chaleur, et pendant que le contrôleur tente désespérément de vérifier les billets avant le départ, et que les passagers entrent, sortent, crient, se lancent des valises par la tête, puis ressortent et remontent avec la famille entière pour saluer la grand-mère, et que dehors les hommes se battent à grands coups de claques dans le visage, pif paf, pour le dernier espace disponible sur le support à bagages, j'essaye de rester zen, oooommmm, en me disant que «ce n'est qu'un mauvais moment à passer» puis, en me disant simultanément qu'il n'est pas si mauvais que ça, au fait, le moment, et que bien des gens donneraient cher pour être ici, en autobus, en train de suer des briques, en Afrique presque noire, plutôt que de piocher sur une pile de dossiers ennuyants au bureau, par temps gris, et je réfléchis au sens de la vie, pas trop longtemps, parce que ça m'ennuie, et ça me rappelle que je suis dans un autobus pourri qui s'apprête à s'engager sur une route dangereuse et que je mourrai peut-être de toute manière sans savoir ce que je suis venu fabriquer sur Terre parce que le nord du Kenya est une région peu recommandable, vous le savez, ou sinon vous apprendrez tout de suite, et pour le même prix, qu'ici des combats violents opposent différentes tribus pour la souveraineté du territoire, et qu'avec la sécheresse qui règne, on se bat maintenant pour l'eau, et pour la survie des troupeaux de bêtes, et pour tout, finalement, et que l'on peut recevoir une balle perdue même si l'on se trouve sur le bon chemin, ou foncer dans une vache, en plus des potentielles attaques de bandits, nombreuses en ces temps difficiles, mais je me calme un peu en apercevant des autruches à l'horizon, ou sont-ce des gazelles, je cherche mes lunettes, et POW, le pneu avant éclate, et je fais un méchant saut, d'abord, puis j'étire le cou, ensuite, pour voir ce qui se passe devant, où Boris est assis, parce qu'à cause de sa blessure, on lui a réservé le meilleur banc, et l'autobus glisse avant de s'immobiliser, et nous sortons aussitôt constater les dégâts du blow-out, parce qu'il ne s'agit pas d'une balle perdue, mais seulement d'un pneu trop usé qui a rendu l'âme, qu'on répare et le bus repart, jusqu'à la deuxième crevaison, plus problématique celle-là, parce qu'il n'y a plus de pneu de rechange et que les mécanos devront replacer un des pneus éclatés sur l'essieu de derrière pour tenir le ballant, et ainsi pouvoir poursuivre le périple à 20 km/h, et tout le monde est souriant, malgré le fait que nous arriverons en plein milieu de la nuit à Marsabit, que nous raterons le transfert du bus jusqu'à Isiolo, la plus grande ville avant d'arriver à Nairobi, et que nous devrons embarquer dans une boîte de camion de marchandises, où le conducteur nous fera asseoir sur des bouteilles de propane, avec la valve entre les fesses, pour éviter qu'elles tombent et qu'elles ne se cognent, et où nous découvrirons qu'être dans une boîte de poids lourd qui roule à 80 km/h sur un chemin de terre, c'est à peu près l'équivalent d'un tour de manège en enfer, et où nous nous prendrons tellement de terre rouge et de poussière dans la gueule que le policier qui arrêtera le véhicule pour vérifier nos papiers d'identité ne croira pas que nous sommes Canadiens, même lorsque nous lui présenterons nos passeports du Canada, même lorsque nous lui montrerons nos cartes soleil, et même si je porte ma tuque du CH, parce qu'à cause de nos longues barbes sales et de nos sales tronches sales, nous avons l'air de deux truands de spaghetti western, et il grognera un peu, mais nous laissera passer, grâce à sa femme qui lui aura probablement déjà préparé à dîner «parce qu'il est tard» que je me dis, et qu'à Isiolo, de toute façon, les militaires nous feront passer un autre contrôle, et un autre, assurément, parce que qu'ils sont des dizaines à patrouiller les rues là-bas, avec des chiens et des lance-roquettes, et ça rend joliment parano, ça, vous pensez bien, de dormir au milieu d'une ville assiégée, mais le lendemain, nous descendrons à la capitale, en plein quartier défavorisé, et je respirerai enfin, moi qui croyais que Nairobi, la capitale du crime violent, ça allait me stresser, c'est étrange, non?