Vous avez peut-être vu ce logo rouge éclatant dans la rue. La marque de vêtements streetwear Supreme, connue pour lancer uniquement des pièces en édition limitée, connaît un succès grandissant. Alors qu'il n'y a pas de magasin Supreme au Canada, les Québécois doivent batailler pour obtenir des articles de la griffe.

Un véritable culte

Pièces en édition limitée, collaborations avec des artistes et des grandes marques, communication gérée d'une main de maître... La marque Supreme est devenue un véritable phénomène dans le milieu du streetwear.

T-shirts, chaussures, casquettes, masque de ski, cendrier, tasses... Toddy, restaurateur et DJ de 45 ans installé à Brossard, accumule les articles de Supreme. Ce fan inconditionnel de la marque en possède aujourd'hui plus de 150. Pour lui, Supreme est un mode de vie.

Tout commence en 1998, quand il découvre la griffe au cours d'un voyage à New York, en remarquant les autocollants aux couleurs de Supreme collés partout dans la ville. Un an après, il achetait sa première pièce. «J'ai été attiré par les influences hip-hop, punk, funk et venant du basketball. La marque est intemporelle, j'ai commencé à en porter il y a 20 ans, j'en porte encore aujourd'hui et j'en porterai jusqu'à ce que je sois vieux. Ce que j'aime chez Supreme, c'est qu'ils avancent à leur rythme et ne laissent pas les acheteurs leur dicter ce qu'ils doivent sortir», explique-t-il.

La marque de streetwear, créée en 1994 par James Jebbia, propose vêtements et chaussures pour hommes. Une première boutique est ouverte dans Lafayette Street, dans le centre de Manhattan, à New York. Elle attire les initiés, surtout des skaters. Son crédo: tous les articles sont des éditions limitées. Une recette qui a auparavant fait ses preuves dans la haute couture.

Puisque la rareté suscite l'envie, la marque devient un véritable phénomène. S'habiller avec du Supreme est devenu un luxe. «De manière paradoxale, les acheteurs cherchent à la fois à se démarquer, et en même temps à s'identifier à une communauté, à s'intégrer à une élite», analyse Jocelyn Bellemare, professeur à l'École supérieure de mode de l'ESG UQAM.

En dépit d'une demande en hausse, Supreme n'augmente pas le nombre d'articles en vente et n'en réédite aucun, même les plus demandés.

«Le succès de Supreme est basé sur la simplicité, l'aspect vintage décontracté, l'aspect normcore [contraction de "normal" et "hardcore"], sur des sociostyles non conformes et résistant à la consommation de masse. Cette marque incarne parfaitement la culture underground new-yorkaise, inspirée de la mode de rue.»

Son logo rouge et blanc est inspiré des oeuvres de l'artiste américaine Barbara Kruger. L'inscription Supreme y figure en grand, nom qui serait issu d'A Love Supreme de John Coltrane. «Quand les gens voient le logo, ils ne comprennent pas forcément ce qui se passe derrière et n'ont pas automatiquement un coup de coeur pour le produit. Jusqu'à ce qu'ils réalisent et soient séduits par la démarche artistique et esthétique. Il y a aujourd'hui tout un culte voué à la marque. C'est plus qu'un vêtement, cela va au-delà du prix», poursuit Jocelyn Bellemare.

Un succès qui ne se dément pas

Le succès de Supreme s'explique aussi par les réseaux sociaux. La marque gère d'une main de maître ses communications et son marketing. Elle annonce sur l'internet ses prochaines pièces et collaborations. Les fans de la marque, comme Toddy, et les influenceurs publient des photos d'eux portant leurs pièces sur Instagram, photos qui sont partagées, commentées et deviennent virales. Des sites comme Hypebeast ou Highsnobiety participent à l'effervescence autour de la marque. Bref, les fans promeuvent eux-mêmes Supreme.

Autre raison de cet engouement: les collaborations avec d'autres marques comme Louis Vuitton, Nike, Timberland, The North Face, Oakley, Vans... Toddy a plusieurs paires de chaussures de course issues de la collaboration avec Nike. «J'ai réussi à les trouver auprès de particuliers qui revendaient leurs articles. Elles sont devenues de pièces de collection, elles sont très rares sur le marché aujourd'hui et valent beaucoup d'argent. Je ne m'en séparerai jamais.» En avril 2014, au moment d'une collaboration avec Nike, la situation s'est tendue dans la file d'attente du magasin new-yorkais. «En raison de préoccupations concernant la sécurité publique, le Service de police de la Ville de New York nous a forcés à ne pas vendre les Foamposites Supreme/Nike et les vêtements d'accompagnement dans notre magasin de New York. Ces articles seront en vente à supremenewyork.com demain à 11 h», a annoncé la marque sur Instagram.

Ces partenariats avec de grandes marques permettent à la griffe de toucher un nouveau public.

«Les gens qui ne connaissaient pas trop cette marque et qui ont commencé à s'y intéresser s'y sont rapidement identifiés, en sont devenus de fidèles consommateurs. On pourrait presque dire des consommateurs compulsifs. Le plus impressionnant, c'est de voir que le succès de la marque ne s'essouffle pas.»

Supreme s'associe également avec des artistes comme Kaws, le sculpteur Jeff Koons, le peintre Georges Condo ou Richard Prince. Elle fait en outre appel à des égéries de renom: Lady Gaga, Kate Moss, Neil Young, Mike Tyson ou Lou Reed, qui apparaissent sur les t-shirts. Et ça fonctionne... «Je n'ai pas de t-shirt box logo, mais je collectionne ceux avec les portraits. J'en cherche de nouveaux, mais les prix de revente sont tellement élevés que je ne peux pas le me permettre», regrette Toddy.

Dans sa collection, Toddy a des accessoires de Supreme: une hache, un décapsuleur, un cendrier, des enceintes, un briquet... Bref, des articles qui servent dans la vie de tous les jours - ou pas, Supreme a sorti une brique - et qui font de la marque un style de vie, un état d'esprit. «Supreme veut tester jusqu'où le marché va aller», pense Marc-Antoine Lynch-Boisvert, enseignant en design de mode à l'École internationale de mode, arts et design du collège LaSalle.

Supreme n'est pas la seule griffe à avoir compris que la rareté créait l'engouement. Certaines marques, comme la britannique Palace, la japonaise Bape ou la montréalaise Dime, fonctionnent sur le même modèle. D'autres proposent, ponctuellement, des articles en édition limitée. Les plus demandés : des chaussures de sport Nike, Jordan et Yeezy - lancées par Kanye West en collaboration avec Adidas.

L'année prochaine, Supreme célébrera ses 25 ans. Elle continuera d'appliquer une recette qui a fait ses preuves: «vous faire sentir unique», résume Jocelyn Bellemare.

Photo Marco Campanozzi, La Presse

Un t-shirt de la collection de Toddy, qui accumule les articles de Supreme.

Acheter du Supreme, le parcours du combattant

Alors qu'il n'y a au Canada aucun magasin officiel Supreme, les Québécois doivent ruser pour se procurer des pièces. S'ils sont très organisés et patients, ils peuvent s'approvisionner directement auprès de la marque. Sinon, il faut passer par le marché parallèle, où les particuliers revendent leurs pièces à des prix parfois exorbitants.

Samedi il y a trois semaines, 10 h, rue Sainte-Catherine à Montréal. Une quarantaine de personnes font la queue pour l'ouverture de Centrall Mtl, une nouvelle boutique de streetwear. En vente? Des pièces Supreme, Nike, Jordan ou Yeezy très recherchées. Au cours de la journée, un tiers des clients repartent avec une pièce Supreme. «On s'est positionnés sur un marché de niche. Nous avons constitué un réseau de particuliers qui nous vendent leurs pièces, neuves ou déjà portées, que nous identifions et revendons ensuite», explique le gérant, Lujah Dauphin Rénélique. Un principe qu'applique déjà City Styles, autre enseigne de Montréal.

Ces boutiques tentent de combler une frustration: celle d'aficionados de Supreme qui peinent à trouver des articles de la marque. Car peu d'options s'offrent à eux. La première: acheter directement auprès de la marque. Les fans de la griffe peuvent se déplacer à la boutique officielle, la plus proche étant à New York. Les autres se trouvent à Brooklyn, à Los Angeles, à Londres, à Paris, et six au Japon. Mais là encore, ce n'est pas donné à tout le monde : il faut s'armer de patience et être organisé.

Chaque jeudi, la marque met en vente de nouvelles pièces, dans ses boutiques et en ligne. Comme toujours, toutes sortent en édition limitée. Résultat, les files d'attente devant les boutiques sont impressionnantes. Pour éviter la cohue, la marque utilise parfois un système de billets quelques jours avant les mises en vente : les acheteurs doivent s'inscrire sur une liste en ligne, se rendre dans un lieu donné à un horaire précis. Alors, une place leur sera attribuée dans la queue. Le reste du temps, les boutiques sont accessibles plus facilement, mais les articles prisés sont rarement disponibles.

Des articles écoulés en quelques secondes sur l'internet

Les Québécois qui ne peuvent se déplacer en boutique peuvent acheter sur le site internet de Supreme. Chaque jeudi, les nouvelles pièces sont mises en ligne à 11 h pile. On s'arrache les articles en quelques minutes, voire secondes, pour les pièces les plus convoitées. Parmi les articles les plus prisés: ceux avec le box logo, notamment les t-shirts et les chandails à capuchon, et les articles faits en collaboration avec d'autres marques. Pour maximiser leurs chances d'avoir une pièce, certains internautes utilisent une extension Google qui permet de remplir leurs coordonnées. Une façon de gagner de précieuses secondes. D'autres ont investi dans un bot, un outil informatique qui permet de placer les pièces directement dans leur panier au moment voulu et d'accélérer la commande. Des méthodes assez controversées dans la communauté et pas toujours efficaces.

Photo Robert Skinner, La Presse

Samedi 10h, il y a trois semaines, rue Sainte-Catherine à Montréal. Une quarantaine de personnes ont fait la queue pour l'ouverture de Centrall Mtl, une nouvelle boutique de streetwear.

«Le magasinage devient un défi et fait partie de l'expérience de consommation. Cela devient une activité sociale en soi. Les individus interagissent sur les réseaux sociaux, pour savoir comment se procurer le produit, parlent des prochains styles», explique Jocelyn Bellemare, professeur à l'École supérieure de mode de l'ESG UQAM.

L'avantage de l'achat directement auprès de la marque: l'authenticité des produits est garantie. En revanche, impossible de mettre la main sur d'anciennes collections. Et si vous n'êtes pas libre au moment de la mise en vente hebdomadaire, vous avez peu de chances d'obtenir la pièce que vous désirez. Un marché parallèle s'est donc développé pour répondre à la demande.

Un marché parallèle prospère

De nombreux Québécois passent par des canaux de distribution autres que la marque. Des fans achètent leurs pièces à d'autres particuliers. Ils utilisent des groupes Facebook spécialisés, des applications comme Instagram ou Depop, ou les sites StockX, Kijiji, eBay, Grailed... L'avantage? Cela permet de trouver des pièces de collections passées. Mais le marché parallèle a aussi ses inconvénients. Les prix sont nettement plus élevés que ceux pratiqués par la marque. Les t-shirts tournent autour de 40 $ en magasin, les casquettes autour de 50 $. À la revente, les prix doublent, triplent, ou sont même encore plus élevés.

«La contrefaçon est très développée. Les plateformes comme Kijiji regorgent d'articles provenant d'Asie à des prix très faibles. Certains vendeurs vont tenter de mettre des prix plus élevés, pour que l'éventuel acheteur pense qu'il se procure un authentique.»

Sur les groupes Facebook spécialisés, les fans de la marque s'entraident en demandant des «Legit check» pour s'assurer que leur produit n'est pas un faux.

Parmi les 300 pièces achetées durant deux décennies, Toddy, un fan de Supreme, en a revendu près de la moitié. «Je revends seulement si je n'admire plus la pièce. Les plus vieilles peuvent rapporter pas mal d'argent. J'ai porté des t-shirts et les ai revendus 5, voire 10 fois ce que je les avais payés. Supreme est un très bon investissement», explique-t-il.

Certains ont flairé le bon filon et se sont spécialisés dans la revente. «L'organigramme est très complexe, les gens se tiennent au courant et sont très organisés. Les drops au Japon se font plus tard que ceux aux États-Unis. Les Japonais réussissent quand même à acheter aux États-Unis, font livrer l'article chez un cousin qui y habite et qui renverra ensuite l'article au Japon», explique Marc-Antoine Lynch-Boisvert, enseignant en design de mode à l'École internationale de mode, arts et design du collège LaSalle.

Justin, 19 ans, fait partie des revendeurs. Ce Montréalais achète ses pièces sur le site de Supreme, les fait livrer chez lui et les revend sur l'internet. Il y a une semaine, il a réussi à acheter un t-shirt avec le portrait de Mona Lisa. Une pièce qui s'est écoulée en... 12 secondes. «J'en tremble», confie-t-il, surpris, quelques minutes après avoir validé son achat durant la mise en vente hebdomadaire. Il a payé le t-shirt 45 $US sur le site - sans compter les frais de livraison - et il espère le vendre à 220 $ CAN, au minimum.

Selon Jocelyn Bellemare, de l'École supérieure de mode de l'ESG UQAM, le marché de la revente ne met pas à mal la marque. «Le business de la revente par enchères sur l'internet crée un effet de surenchères. À mon avis, cette compétition pour se procurer les produits et l'impression de rareté et d'exclusivité agissent comme de la publicité.» Et de résumer: «Je crois qu'au bout du compte, cela rend service à la marque.»

Photo Robert Skinner, La Presse

L'avantage de l'achat directement auprès de la marque, c'est l'authenticité des produits. En revanche, impossible de mettre la main sur d'anciennes collections.