Malgré la hausse constante des achats en ligne, près de 90 % des ventes de vêtements se font en boutique. Notre journaliste a magasiné dans les locaux du centre-ville de Montréal de cinq grandes chaînes - La Baie d'Hudson, Gap, H&M, Simons et Zara - afin de vérifier si le client y est toujours roi.

Magasiner en personne et se sentir négligé

Par manque de temps ou parce que c'est plus efficace, nombre de personnes achètent la majorité de leurs vêtements en ligne. Mais lorsqu'elles se présentent en boutique, ont-elles toujours droit à une expérience hors du commun dans des lieux privilégiés?

Nous sommes allés magasiner rue Sainte-Catherine, au centre-ville de Montréal, dans cinq grandes enseignes populaires: La Baie d'Hudson, Gap, H & M, Simons et Zara. Nous avons essayé chemises, robes, jupes, t-shirts et pantalons, comme n'importe quelle cliente.

Nous avons évalué le service avec différents critères: l'accueil, les conseils, le service en cabines et la disponibilité des tailles.

De manière générale, l'expérience nous a un peu déçus. La Baie d'Hudson se démarque par des vendeuses qui se préoccupent vraiment de leurs clients, tandis que chez Zara, où règne une ambiance très désordonnée, notre bien-être ne semble absolument pas être la priorité.

Et pourtant, au Canada, c'est encore près de 90% des achats de vêtements qui se font en magasin, indique Naoufel Remili, chargé de cours à l'École supérieure de mode ESG UQAM. «L'expérience en boutique, en théorie, est très importante pour toutes les marques, mais en réalité, ça diffère beaucoup d'un endroit à un autre. Ça dépend du produit, plus il est haut de gamme, plus le service sera soigné, dit-il. Chez Zara et H & M, on sait que les vêtements sont l'un par-dessus l'autre, et les gens n'ont pas beaucoup d'attentes lorsqu'ils s'y rendent, ils achètent de la fast-fashion à petits prix, ajoute-t-il. Alors que lorsqu'on va chez Harry Rosen ou Holt Renfrew, le client a des attentes, car il va dépenser un certain montant, il souhaite avoir de bons conseils.»

Une question de vendeurs, d'attentes et de coûts

Selon Marie-Ève Faust, directrice de l'École supérieure de mode ESG UQAM, on voit par expérience que les jeunes savent ce qu'ils veulent quand ils viennent en magasin, mais le coup de coeur en boutique existe toujours. «Surprenez-moi! Faites-moi vivre une expérience et découvrir de nouvelles choses. Il faut que les vendeurs soient attentifs aux clients, ils ne sont pas simplement là pour remettre de l'ordre dans les rayons, mais pour nous conseiller», estime-t-elle.

Pour le professeur Jocelyn Bellemare, aussi à l'École supérieure de mode, le manque de service est lié à l'économie actuelle et aux effets de mondialisation des marchés. «Les détaillants ont de la pression, ils sont dans la notion de la performance commerciale, alors on sauve des coûts. Le service à La Baie d'Hudson n'est même pas comparable à ce qu'il était il y a une vingtaine d'années, car il était exceptionnel», rappelle-t-il. Le but, c'est de surpasser les attentes des clients. Le rôle des vendeurs est très important, car c'est le lien entre la marque et le produit, on devrait donc s'y attarder. «Il y a une rotation importante des vendeurs dans les grandes enseignes de mode, ils manquent de formation et le salaire est peu élevé», ajoute M. Bellemare.

Yany Grégoire, professeur agrégé à HEC Montréal, souligne l'importance du rôle des magasins flagships, qui sont le vaisseau amiral des grandes marques. Ils sont essentiels, car ils représentent leurs valeurs et leur identité. Leur objectif principal n'est pas de vendre, mais de montrer que la marque est forte et qu'elle est présente dans l'artère principale d'une grande ville, comme sur la 5e Avenue à New York, sur les Champs-Élysées à Paris ou sur la rue Sainte-Catherine à Montréal. 

«L'atmosphère, le design, les vendeurs, tout doit incarner la marque. Le meilleur exemple est le magasin Apple; c'est très épuré, il ressemble à la marque, les vendeurs sont des petits "génies" très efficaces, ils nous aident à régler notre problème », explique M. Grégoire. Il signale que de nouvelles recherches américaines révèlent que les employés deviennent de véritables porte-étendards de la marque. «Ils doivent y ressembler et s'exprimer comme elle; si c'est une marque jeune et excitante, on ne sera pas choqué de se faire dire "Yo man", alors qu'une marque plus traditionnelle, ce sera "Bonjour, madame"», résume l'enseignant. 

Se réinventer

Les experts pensent tous que le commerce de détail est là pour de bon, mais qu'il doit se réinventer. «Pour offrir une vraie expérience personnalisée et extraordinaire, le futur est dans la stratégie dite "omnicanal". C'est un endroit physique dans lequel on va intégrer des technologies, événements et interactions», explique Yany Grégoire.

Les magasins deviennent alors de beaux endroits de vie et de service, où l'objectif premier est de passer un bon moment et d'avoir envie d'y revenir. «Ces boutiques deviennent de véritables musées de la consommation, ils sont esthétiques, on s'y amuse, on se divertit et on en sort heureux», explique Naoufel Remili, qui rappelle que c'est une activité sociale que de faire les boutiques. Il cite quelques exemples: Frank And Oak, qui propose café et barbier dans certaines de ses boutiques, tout comme Club Monaco, qui dispose aussi d'un café. Il y a des cours de yoga chez lululemon et Lolë, un coin avec de beaux livres chez J Crew et, selon lui, il faudrait dans les boutiques de beaux fauteuils confortables (avec des écrans) pour ceux et celles qui accompagnent leurs amis ou leur conjoint.

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Photo Martin Chamberland, La Presse

Marie-Ève Faust, directrice de L'École superieure de mode ESG-UQAM

Le test en magasin

Dans les cinq magasins, tous les employés nous ont d'emblée toujours abordés en français. Pour ce qui est des tailles, en ce début de printemps, nous n'avons eu aucun problème, toutes les tailles des différents modèles demandés étaient là. Du reste, cela varie beaucoup.

La Baie d'Hudson

Moments de visite: mardi 20 mars, 10h30, et samedi 24 mars, 17h

Accueil

Le grand magasin est très calme en ce mardi matin. Très bon accueil, toutes les vendeuses demandent à notre passage si nous avons besoin d'aide et si nous cherchons quelque chose en particulier.

Service aux cabines

En cabine, nous essayons des robes, vestons, chemises. La vendeuse vient nous voir pour vérifier que nous ne manquons de rien. Nous demandons d'autres tailles, elles sont disponibles, nous essayons une robe trop grande, la vendeuse nous propose la taille en dessous. Le samedi, la disponibilité des vendeuses est la même. Elles connaissent très bien tout ce qu'il y a dans les rayons. En discutant avec l'une d'elles, elle sait ce qu'est une «saharienne».

Commentaire de l'entreprise

«La Baie d'Hudson est fière d'offrir un service exceptionnel autant en magasin qu'en ligne. À travers tous nos magasins, nos employés sont passionnés et s'engagent à toujours tout faire pour satisfaire et ravir les clients. Nos employés sont formés et ont le pouvoir de faire sentir chaque client de manière unique.»

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Gap

Moments de visite: mardi 20 mars, 11h30, et samedi 24 mars, 16h30

Accueil

Personne n'est à l'entrée. On sent qu'il manque d'espace tellement il y a de vêtements au premier niveau, dans les rayons des vêtements pour femmes et pour hommes. Le coin des soldes est un véritable capharnaüm.

Service aux cabines

La vendeuse nous tutoie. Elle vérifie que tout va bien, si les tailles sont bonnes ou si nous avons besoin de quelque chose... et elle propose une idée, une chemise d'une autre couleur, un autre modèle dans le même style. Le samedi, malgré le monde, les vendeuses sont agréables, nous disent que les modèles d'été vont arriver plus tard en boutique.

Commentaire de l'entreprise

Un porte-parole de Gap Canada nous a transmis ce message par courriel: «Le but de Gap est de surpasser les attentes des clients en magasins ainsi qu'en ligne. Gap forme tous ses employés dans le but d'offrir un bon service client. Tous les commentaires et remarques sur les expériences et attentes des clients en magasins sont les bienvenus et appréciés. Ces commentaires sont envoyés et traités par le service à la clientèle de la marque.»

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H & M

Moments de visite: jeudi 15 mars, 12h30, et samedi 20 mars, 15h

Accueil

L'ambiance est calme, peu de monde le jeudi à l'heure du dîner. Magasin bien ordonné. Il n'y a personne à l'entrée, à l'exception d'un gardien de sécurité, bien en vue. Le samedi, le magasin est beaucoup plus achalandé et un peu plus désordonné.

Service aux cabines

Cabines d'essayage somptueuses aux deux niveaux supérieurs. Nous demandons une autre taille, on va nous la chercher sans délai. Nous avons de bons conseils sur la manière de porter le chemisier. Nous essayons une chemise un peu serrée, la vendeuse nous conseille de prendre plus grand. Le samedi, il y a une file d'attente aux cabines et les vendeurs ne sont pas disponibles. On nous conseille de nous rendre nous-mêmes dans les rayons pour aller chercher une autre taille. 

Commentaire de l'entreprise

«Chez H&M, la priorité est d'offrir à nos clients une expérience personnalisée en magasin. Nos employés sont là pour conseiller les clients de manière amicale à trouver de nouvelles tenues, indique Samara D'Auria, directrice communications et relations Médias chez H&M Canada. Nos employés ont une formation en ligne de 4 heures qui les informe sur la marque et sur ce que nous faisons, puis une formation de 12 heures en magasin avec un mentor qui les suit et vérifie qu'ils communiquent bien avec les clients.»

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Simons

Moments de visite: mardi 20 mars, 12h30, et samedi 24 mars, 16h

Accueil

Le grand magasin est très bien ordonné, ambiance agréable, le mardi comme le samedi. Dans l'allée centrale, pourquoi installer les chaussures de sport, que les gens essaient dans le passage ?

Service aux cabines

Les cabines sont étroites. Au deuxième niveau, au rayon « Contemporaine », les vendeuses sont très souriantes. Le mardi, elles sont plus disponibles que le samedi, où elles ne se soucient pas de savoir si les vêtements essayés nous vont ou pas. Nous essayons un pantalon trop grand, il n'y a ni suivi ni suggestions. Nous sortons de la cabine et demandons une taille plus petite, et très gentiment, on va nous la chercher.

Commentaire de l'entreprise

Nous avons pris contact avec La Maison Simons, et c'est le président-directeur général Peter Simons qui nous a directement rappelés. Lisez notre entrevue ci-dessous.

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Zara

Moments de visite: jeudi 15 mars, 13h45, et samedi 24 mars, 15h30

Accueil

Puisqu'une partie de la boutique est en rénovations, l'espace est donc réduit. Il n'y a pas beaucoup de monde le jeudi, mais étrangement, il y a une file d'attente aux cabines d'essayage, tout comme à la caisse. Il règne un certain désordre. Le samedi, c'est carrément apocalyptique. De très longues files partout et, en plus, il fait extrêmement chaud. On peut lire l'incompréhension dans le visage des clients. Les plus courageux prennent leur mal en patience. «C'est une belle image de notre civilisation moderne, navrante», entend-on. 

Service aux cabines

Après avoir attendu une quinzaine de minutes pour aller essayer des vêtements, personne ne vient nous voir ou vérifier si tout se déroule bien. Nous posons une question à un vendeur, qui répond avec beaucoup de détachement, tellement que nous nous demandons même si nous dérangeons. Celui-ci semble submergé par tout ce qu'il doit remettre dans les rayons. Des gens abandonnent leurs vêtements quand ils voient la file d'attente aux cabines et aux caisses.

Commentaire de l'entreprise

Nous avons joint une personne aux communications au bureau de Zara, à New York. Elle dit que cette situation est inacceptable et qu'elle va y remédier en discutant avec les équipes de Montréal. Elle nous invite à revenir en boutique, à renouveler l'expérience et à la rappeler dans quelques mois.

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Peter Simons: «Le contact humain a besoin d'être exceptionnel»

Peter Simons est le président et directeur général de La Maison Simons, une entreprise fondée en 1840 qui compte aujourd'hui 15 magasins, 9 au Québec et 6 autres à travers le Canada. Entrevue.

Q: Votre magasin de la rue Sainte-Catherine n'est plus au goût du jour, n'est-ce pas?

R: On l'a pensé en 1999, donc il est temps de le revoir entièrement. Ce sera un projet important, il faut réorganiser et moderniser les départements ainsi que toute l'expérience en magasin. C'est compliqué de faire ces rénovations, mais on va le faire.

Q: Qu'est-ce qui a changé en 20 ans dans l'expérience en boutique?

R: L'expérience en magasin a changé, la qualité de l'environnement, tout comme les salons d'essayage sont plus spacieux, l'éclairage aux DEL est plus efficace au niveau de l'énergie. L'architecture, le design, l'esthétique ont évolué et on souhaite être à jour. Nous aussi, on a changé dans la façon de concevoir les magasins et d'y intégrer le numérique. Le rôle du magasin vis-à-vis du commerce électronique est en plein changement aussi. La façon dont on déploie l'inventaire n'est plus la même, nous avons des programmes mathématiques puissants et automatisés qui nous permettent d'optimiser l'espace. On aimerait que tous ces changements se reflètent dans notre magasin de la rue Sainte-Catherine.

Q: Comment intégrer le numérique dans le magasin?

R: Beaucoup de gens viennent chercher leur commande faite en ligne, il faut que ça soit bien organisé. On peut aussi optimiser la façon d'utiliser les données web pour mieux servir les clients en magasin, il faut avoir accès à nos fichiers d'inventaires automatiquement et à notre site web pour compléter la commande; tous ces éléments ont besoin d'être pensés et améliorés.

Q: Près de 90% des achats de vêtements se font encore en boutique ; l'expérience en boutique est donc très importante?

R: Je viens d'ouvrir 10 magasins, donc oui, je crois que le magasin occupe encore une grande place dans la vie des gens. On privilégie avant tout une expérience humaine, on sait que la majorité de nos clients vont magasiner sur notre site web et en magasin simultanément dans le même mois. Il n'y a donc pas de clients web et de clients magasin. Les clients ont des besoins différents selon leur rythme de vie, l'horaire des enfants et de la famille, car les gens sont très occupés. Parfois, la personne se rendra en magasin, et à d'autres moments, ce sera sur le web. Nous sommes conscients de ça.

Q: Les gens se déplacent et aiment magasiner?

R: Oui. Les magasins s'insèrent dans un contexte social, mais malgré tout, on ne réalise pas encore l'impact de la révolution technologique sur les magasins et leur survie. C'est possible qu'à cause d'un manque de réactivité de nos politiques et de la fiscalité de nos villes, les magasins ferment, même si les clients apprécient nos magasins, mais si on ne peut plus offrir les mêmes services, ils n'existeront plus. La plus grande dépense des magasins, ce sont les taxes foncières. Vous savez, le jour où ne ce sera plus rentable, on ne sera plus là.

Q: C'est important pour vous d'offrir un bon service?

R: Aujourd'hui plus que jamais, le contact humain en magasin a besoin d'être exceptionnel, car c'est la raison d'être d'aller en boutique physiquement. Nous sommes des êtres sociaux. On veut interagir avec les autres, on aime ce contact avec les gens, et les magasins, quand ils sont bien faits, offrent des moments privilégiés. Le contact humain doit être exceptionnel, sinon les gens vont sur le web. On travaille fort pour former nos employés et arrimer nos valeurs. Le service est une question de valeurs, c'est la volonté de bien s'occuper des gens, et on recrute nos employés avec nos valeurs de service et de plaisir.

Photo François Roy, archives La Presse

Peter Simons, président et directeur général de La Maison Simons