Anna Wintour, célèbre rédactrice en chef du Vogue américain, ne rate jamais l'un de ses défilés. Quant à la liste des comédiennes portant ses créations, elle ressemble au Gotha d'Hollywood: on se plaira subjectivement à citer les actrices Keira Knightley, Julianne Moore et Gwyneth Paltrow. Erdem Moralioglu, créateur de mode né à Pointe-Claire et émigré à Londres, a conquis les tapis rouges et le coeur des rédactrices planétaires en six ans seulement. Rencontre avec un phénomène de mode lors d'un passage éclair à Montréal.

Fraîchement débarqué de Singapour, Erdem Moralioglu, pantalon rouge, chemise en jean, chaussettes «vert forêt» et lunettes à monture noire vissées sur le nez, affiche un sourire joyeux en sirotant quelques gorgées de café, histoire de conjurer le décalage horaire. D'une voix claire et dans un français impeccable, il se réjouit d'être de retour à Montréal, lorsque soudain sa voix trahit une vive émotion à l'évocation de ses parents disparus et de la maison familiale liquidée il y a quatre ans.

Depuis, le créateur de mode n'était jamais revenu sur ce sol québécois qui l'a pourtant vu naître et grandir. En replaçant délicatement l'un de ses modèles du printemps, une robe en soie toute brodée de fleurs, aussi fraîche et délicate qu'un jardin anglais, Erdem revient à la mode: «Les imprimés comme les broderies ou les dentelles, tout est fait à la main dans mes propres ateliers. C'est ainsi que j'ai toujours envisagé la création.»

Tout petit déjà, Erdem se passionnait pour la mode, s'amusant à imaginer une femme idéale, une muse, toujours la même aujourd'hui, qu'il habillait à l'époque au gré de vacances scolaires passées en Turquie, dans le pays natal de son père, ou lors de séjours en Angleterre, terre nourricière de sa mère. Autant de voyages qui ont nourri son imaginaire débordant et son goût pour les créations métissées et colorées, l'un des signes distinctifs de sa marque.

De cette éducation multiculturelle, il a conservé l'impérissable sentiment d'être un citoyen du monde, tout en restant «fier d'être québécois, of course!». Comme le dit l'adage, nul n'est prophète en son pays, et Erdem en est une démonstration vivante. Il a conquis l'Europe, les États-Unis et les tapis rouges du monde entier bien avant le Québec. «J'ai élu domicile à Londres et, de façon logique, j'ai d'abord eu du succès de l'autre côté de l'Atlantique. Mais voyez-vous, les choses sont en train de changer! Aujourd'hui, je suis ici avec vous, et désormais vendu chez Holt Renfrew à Montréal depuis l'automne dernier. Et franchement, l'engouement des Québécoises pour mes créations me ravit!»

Parcours

D'une enfance sage à Pointe-Claire à la vie ultra-créative d'un designer très prisé qui a choisi de poser ses valises dans le quartier londonien de Hackney, véritable carrefour créatif bouillonnant de Londres - historiquement turc -, il y a tout un chemin...

Premières escales après Montréal pour Erdem: Toronto et l'École des arts appliqués, puis un stage décroché au service des archives chez la prestigieuse Vivienne Westwood «in London», avant d'être sélectionné parmi des milliers de candidatures au sein du Royal Art College de Londres, qui compte une faculté de mode. À force de travail, de passion, d'acharnement et grâce à une de motivation hors du commun, le jeune étudiant en mode a décroché bourses et distinctions. Le parcours vers les hautes sphères de la mode est aussi jalonné de rencontres déterminantes, avec Alber Elbaz (directeur artistique de Lanvin) au cours de ses études, puis Diane Von Furstenberg à New York, dont il fut pendant une petite année «l'un des assistants assistants-designers», précise Erdem, avec cet humour bien à lui, qu'il cultive... à l'anglaise.

De cette dernière expérience, il tirera une résolution: être toujours maître à bord de sa propre marque. Six ans plus tard, donc, et déjà de nombreuses collections hivernales, printanières, croisières et préautomnales au compteur (au total pas moins de quatre par an), Erdem n'en finit pas de faire parler de lui dans les magazines du monde entier, jusqu'à la couverture du Vogue anglais qui affiche ce mois-ci un mannequin vêtu de l'une de ses créations estivales. Une consécration obtenue dans la course d'une fulgurante ascension, analysée ainsi par le maître de la griffe: «Tout tient au travail et au fait d'être là au bon moment.»

Analyse modeste du créateur, qui se remémore, dans la foulée, son tout premier défilé en 2005. La directrice du célèbre magasin Barneys avait alors acheté sa collection dans son intégralité pour les succursales de New York et de Los Angeles, avant de confier l'une de ses robes au Metropolitan Museum of Art de New York. Que rêver de mieux comme coup de maître pour ce qui ne devait être qu'un coup d'envoi?

Depuis, la marque est vendue dans 30 pays et plus de 100 magasins. Et ce n'est pas un hasard. Le succès de la griffe Erdem réside au coeur même de ses créations, souvent proches de la haute couture et invariablement surprenantes. Si sa collection printemps-été 2011 affiche un esprit fleuri et joyeux, celle de l'hiver 2012 est faite de robes sombres à la Mad Men aux imprimés impressionnistes sur panne de velours à l'ourlet genou. «Mes collections se suivent et ne se ressemblent jamais. Mais ce qui prédomine toujours dans ma couture, ce sont les défauts de beauté dans les vêtements, la recherche de modèles uniques, les matériaux luxueux, le travail de couture fait main...»

C'est ainsi que le Vogue américain l'a rebaptisé «le nouveau Christian Lacroix». «Mais qui pourrait rêver d'un plus beau compliment?», s'extasie Erdem. On vous le dit: personne!

Sauf que, loin des tracas actuels du grand couturier français, Erdem, lui, poursuit sur sa lancée, alliant de toute évidence artistique et commerciale le savoir-faire et le faire-savoir, pour une réussite hors du commun.