Autrefois utilisés pour la chasse et comme gardiens de troupeaux, les chiens sont aujourd'hui - et plus que jamais - des membres à part entière de la famille. Regards sur la relation humain-chien, qui soulève les passions, les contradictions, les tensions parfois, mais surtout une bonne dose d'amour.

Trois maîtres qui considèrent leur chien comme un membre de la famille nous parlent de leur relation avec leur animal, et de cette relation par rapport aux autres.

Karine, Alain, Théo et George

Est-ce que ça vous est passé par la tête, avec l'arrivée du bébé, de...? «Jamais», répondent simultanément Karine Boivin et Alain Thibeault avant même qu'on ait terminé de poser la question. «Je ne te dirais pas qu'on juge ceux qui font ça, mais à la base, tu le savais que ça prend du temps, un chien», souligne Karine, qui est devenue mère il y a six mois avec la naissance de Théo.

Pour adoucir la transition auprès de George, Alain a pris soin de lui faire sentir la tuque que Théo avait portée à l'hôpital avant de ramener le nouveau-né à la maison. Et quand il revenait du travail, il s'assurait de saluer George en premier, pour lui montrer qu'il n'avait pas perdu «sa place dans la famille».

George est un braque français, type pyrénées. Il était tout petit lorsque Karine et Alain l'ont adopté dans leur logement du Plateau Mont-Royal, il y a huit ans.

«C'est comme un enfant, pas de farce. Il [George] est pas mal tout le temps là quand on va quelque part.»

À l'été, illustrent Karine et Alain, George ira avec eux en vacances en Gaspésie.

En promenade, Karine le tient toujours en laisse, mais Alain s'offre un peu plus de liberté. «Pendant un bout de temps, je le marchais sans tenir la laisse, parce que je sais qu'il va revenir, mais je laisse tout le temps la laisse et il est tout le temps proche pareil», nuance-t-il.

Alain a écrit une dizaine de fois au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs pour déplorer le fait qu'on ne peut apporter son chien dans les parcs nationaux de la province (un projet-pilote a ouvert quelques sentiers aux chiens en laisse l'an dernier dans trois parcs). «Au pire, ouvrez seulement un sentier où on peut amener des chiens», dit celui qui fréquente les sentiers de la Presqu'île, l'un des rares endroits où on peut marcher avec un chien sans laisse.

À défaut de pouvoir se balader sans laisse dans les parcs provinciaux à l'été, George pourra compenser avec la baignade: Karine et Alain, qui ont déménagé à Laval l'an dernier, ont fait installer des marches dans la piscine pour que George puisse monter et descendre à sa guise.

Pierre, Lili et Moli

Pierre Szalowski est resté marqué par la première fois qu'il a vu Moli, derrière les barreaux d'une cage de la SPCA. Encore aujourd'hui, dit-il, la vision d'un chien dans une cage lui est «excessivement difficile».

La façon dont il agit avec Moli, une bâtarde de 6 ans, et sa «grande soeur» Lili, un petit basset griffon vendéen de 12 ans, est à l'image de la façon dont Pierre considère les autres: avec «tolérance et ouverture».

«J'ai beaucoup de mal avec les chiens ultra dressés, parce que je ne sais pas à quel moment s'arrête son plaisir. Ceux qui les dressent vont certifier que ça les rend heureux. Moi, je n'ai rien qui me permet de dire que mes chiens sont malheureux.»

Romancier, scénariste et réalisateur, Pierre travaille de la maison et a une interaction «quasi permanente» avec «les filles». Il le dit sans gêne: elles ne sont «pas trop dressées». Moli revient quand on l'appelle, Lili revient «quand ça lui tente». En balade, elles marchent chacune à leur rythme (Lili traîne la patte et Moli court au bout de sa laisse). Lili hurle de joie quand la visite arrive. Et oui, elles dorment sur les lits (même que Pierre prend soin de s'excuser s'il réveille les filles en ouvrant la lumière de la chambre...).

«Quand on reçoit du monde et que les deux s'installent entre nos invités sur le divan, c'est parce qu'elles considèrent qu'elles font partie de la famille», dit Pierre, père de deux enfants adultes.

Cette idée de liberté se limite toutefois aux frontières de la maison. Quand Pierre et sa conjointe sont invités chez des amis, les chiennes restent derrière. Elles sont toujours tenues en laisse à l'extérieur. Et Pierre est attentif au non-verbal des passants: s'ils ont peur, il s'arrête et se range. «Ta propre liberté ne peut enfreindre celle de l'autre», dit-il.

photo fournie par Pierre Szalowski

Pierre Szalowski entouré de Lili à droite et de Moli à gauche.

Marilou, Miss Piggy et Mr. Hippo

Dans le local du Dogue Shop, avenue du Mont-Royal, Marilou Léger est prête pour la séance photo de La Presse, mais Miss Piggy y voit peu d'intérêt. Gaby Dufresne-Cyr, qui enseigne le comportement animal, sort un «Clicker» - un dispositif sonore qui avise le chien de l'imminence d'une récompense.

Quand Miss Piggy reste immobile, Gaby actionne le Clicker et Miss Piggy a droit à quelques croquettes. Après quelques reprises «immobilité, Clicker, récompense», notre photographe réussit à prendre sa photo. Et Miss Piggy peut retourner se balader.

Voilà un exemple typique du renforcement positif qui permet à Marilou d'«éduquer» ses deux american staffordshire terrier, une race de type pitbull. Elle a adopté Miss Piggy, 6 ans, à la SPCA, et Mr. Hippo, 9 ans, dans un refuge aux États-Unis.

«Pour moi, c'est sûr et certain que quand j'adopte, ça signifie aussi éducation. Ils ont une base, mais souvent, ils ont de mauvais plis ou certains comportements à améliorer», dit Marilou, qui considère ses chiens comme ses enfants.

«Le mot enfant, ce n'est pas parce que je les materne, nuance-t-elle. En dehors de tout ce que je peux projeter comme fifille [il lui arrive de mettre du vernis à ongles à Miss Piggy], j'ai une structure, mais la structure n'est jamais en correction, en punitif.» Chez elle, dans l'est de Montréal, il y a des règles à respecter: on ne quémande pas à table, on ne monte pas sur le canapé ou le lit («sauf sur permissions spéciales»), on ne jappe pas.

«Moi, je sais que ce sont des bons chiens - ils me l'ont prouvés. Mais c'est quand même moi la personne responsable, dit Marilou. Je ne vais pas les laisser seuls avec des enfants, je ne vais pas laisser ma porte ouverte, mes chiens sans laisse dehors, jamais.»  Ses chiens, «qui dorment 23 sur 24», restent à la maison quand elle visite des gens.

Marilou - qui déplore la conclusion du débat sur les chiens de type pitbull, qui seront interdits au Québec - est très, très attachée à ses chiens.

«Si une voiture s'en venait, je me sacrifierais pour eux.»

Mme Léger a dépensé 10 000 $ lors de la dernière année de vie de Barbie, sa chienne précédente.

Photo Olivier Jean, La Presse

Marilou Léger a adopté Miss Piggy, une american staffordshire terrier de 6 ans, à la SPCA.

Une relation en constant changement

«Je sais très bien que c'est un chien et non un humain, mais je ferais tout pour elle, comme je ferais tout pour mon fils.»

«Mes chiens sont mes enfants, parce qu'ils font partie de la famille. Et ils ont droit à la même chose que nous: ils fêtent Noël, ils fêtent leur anniversaire.»

«Mon chien aime les bisous et les câlins, mais surtout se faire border le soir avant le dodo! Donc oui, c'est mon enfant! That's it

Voilà quelques réactions tirées de la série de commentaires suscités par un article de Radio-Canada publié sur Facebook en décembre. L'article relatait la décision d'un juge de Saskatoon envers la requête d'une femme qui réclamait la «garde» de ses chiens. Cette femme, qui venait de se séparer, avait demandé que l'affaire soit traitée comme une question de garde d'enfant, ce que la juge a refusé.

Pas de droit, mais...

Pourquoi un tel refus? En droit privé, le chien (tout comme les autres animaux) est considéré comme un bien, «au même titre qu'un lave-vaisselle», illustre Alain Roy, qui enseigne le cours Éthique et droit de l'animal à la faculté de droit de l'Université de Montréal. Cela dit, Alain Roy constate un changement de la représentation sociale de l'animal de compagnie. Dans la façon dont les gens considèrent les animaux de compagnie lors d'une rupture ou à l'approche de la mort, mais aussi dans la vie de tous les jours. 

«Quand je partais en vacances avec mes parents à Ogunquit, on laissait le chien dehors et on demandait à une voisine de le nourrir. Aujourd'hui, ce serait invraisemblable de faire ça. Le chien a intégré la maison. C'est un enfant, ni plus ni moins.»

Similaire aux enfants

«L'évolution qu'est en train de vivre le droit animal semble suivre à peu près la même trajectoire que celle qu'a suivie le droit de l'enfant», constate Alain Roy, qui souligne que, pendant des siècles, l'enfant a été privé de droits et de protections. Un «pas fondamental» a été franchi en décembre 2015, dit-il: le Québec a rejoint les autres provinces en adoptant une loi sur le bien-être et la sécurité de l'animal. Cela s'est traduit par une modification au Code civil du Québec, qui stipule désormais que «les animaux ne sont pas des biens. Ils sont des êtres doués de sensibilité et ils ont des impératifs biologiques». 

Il s'agit, selon Alain Roy, d'un énoncé de principe important, qui se traduira éventuellement par des actions concrètes. Le sociologue français Jérôme Michalon fait aussi le parallèle entre l'évolution de la place du chien dans la famille et celle de l'enfant: on parle désormais d'«éducation canine», où douceur et récompenses sont à l'honneur. «On a parlé pendant longtemps du dressage des enfants, aussi...»

La reconnaissance de la sensibilité animale ne se limite pas à celle des animaux de compagnie. Alain Roy constate un paradoxe important dans la façon dont on traite les animaux de compagnie, d'une part, et les animaux d'élevage, d'autre part. La professeure associée au département d'histoire de l'UQAM Janick Auberger explique: «Au XIXe siècle, au moment de l'urbanisation et de l'industrialisation, on a perdu le contact quotidien avec l'animal au fur et à mesure qu'on quittait le monde rural. Je crois que cela s'est traduit par deux grandes conséquences dans notre quotidien: nous avions besoin de compenser ce manque, cette solitude des villes avec les animaux dits de compagnie, et parallèlement, nous subissions l'éloignement de plus en plus radical avec les autres animaux.»

Anthropomorphisme malsain

Janick Auberger insiste: la relation entre l'humain et l'animal domestique est complètement bénéfique. Même qu'idéalement, dit-elle, tout enfant devrait être éduqué au contact de l'animal. Mme Auberger se questionne néanmoins sur la façon dont l'humain traite l'animal de compagnie, tout particulièrement le chien. 

«Ce que je crains le plus, c'est le manque de respect de l'animal, dit-elle. Le chien n'a pas les mêmes besoins que l'être humain : c'est un animal qui vivait en meute. Il a besoin de compagnie, il a besoin de connaître sa place dans la famille. Et il a aussi besoin de nature, de courir.»

«Un chien, ce n'est pas une poupée qu'on habille, ce n'est pas un esclave qu'on domine, ce n'est pas le fils qu'on n'a pas eu.»

«Oui, il faut l'intégrer à la famille, mais il ne faut pas le traiter comme un enfant», résume Mme Auberger.

Des côtés négatifs?

Les gens qui s'investissent énormément dans la relation avec leur chien risquent-ils de s'isoler des autres humains? Il s'agit là d'une thèse répandue... mais qui ne s'appuit pas sur grand-chose, nous répond Jérôme Michalon, chercheur associé au Centre Max Weber, à Saint-Étienne, en France. Au contraire, dit-il, les données montrent plutôt que les gens très entourés ont tendance à avoir des animaux. Et que dire des gens qui traînent leur chien partout, sans demander la permission à leurs proches ? Et des tensions sociales générées par la présence de chiens sans laisse dans les parcs? La présence de chiens peut-elle être source de conflits? 

«C'est intéressant d'envisager cette possibilité, répond Jérôme Michalon. Les recherches sur les rapports aux animaux de compagnie ont beaucoup montré les aspects positifs. Le fait que ces recherches aient souvent bénéficié du soutien de l'industrie de l'alimentation pour les animaux de compagnie n'est sans doute pas étranger à cette orientation plutôt positive...»

Quel est l'intérêt de la relation avec un chien?

Pas de jugement

Avec l'animal domestique, l'humain est dans une relation non évaluative, souligne le sociologue Jérôme Michalon. «Les animaux ne jugent pas, ne portent pas d'appréciation sociale sur ce que vous faites, sur ce que vous êtes, explique celui qui s'est penché sur les bienfaits de la zoothérapie. Ça permet d'être dans une relation libérée de toutes contraintes sociales.»

Contacts physiques

Ce type de relation libérée permet d'avoir des contacts physiques plus importants, ajoute Jérôme Michalon. «Ce que j'ai pu observer, soit avec le chien, soit avec les chevaux, c'est de la caresse, c'est du câlin, c'est du contact physique qu'on n'a pas forcément tout le temps facilement, par exemple quand on est une personne âgée dans une maison de retraite.»

Interactions

Enfin, il y a aussi tout le côté interactif qu'on peut avoir avec son animal de compagnie, particulièrement avec son chien. «Lancer un ballon, courir avec ton chien ou toute autre activité ludique, énumère Jérôme Michalon. Ce sont d'autres vertus positives utilisées dans le cadre de la zoothérapie.»