Sept jours dans l'histoire du Canadien...

RĂ©jean Houle et Mario Tremblay reviennent sur les instants les plus palpitants de leur vie

La Presse

Sports, samedi 28 octobre 1995, p. G1

Blanchard, Gilles

Mardi dernier, deuxième étage du Forum.

Réjean Houle et Mario Tremblay terminent une autre réunion.

Le dg et l'entraîneur-chef du Canadien sont encore sous l'effet du choc. Ils vivent les moments les plus excitants de leur existence, mais ils sont amochés. Ils ont les traits tirés ; Mario est presque aphone.

Le matin, c'est Réjean Houle qui a ouvert les lumières au deuxième étage. À cinq heures et demie!

Une heure plus tard, Mario s'est pointé avec un déjeuner acheté au dépanneur du coin. «Je ne dormais plus, aussi bien m'en venir ici...»

Houle, lui, a dormi deux heures. À quatre heures et demie du matin, il faisait son jogging le long du fleuve.

«Une chance, on venait de battre Los Angeles, lance le dg ; imagine si on avait perdu!»

Mario s'allume : «Bon dieu de bon dieu, s'il avait fallu subir deux autres défaites... Tu vois l'atmosphère? Là, au moins, la transition, tout ça, c'est le fun. L'exercice ce matin, c'était agréable. Quand tu gagnes, c'est toujours plaisant. Tout va mieux, même l'attaque à cinq ; t'as vu, hier, trois buts en huit avantages...»

- C'est bon, Mario, mais c'est pas .500 encore...

- Ça s'en vient, mon Reg... Tu l'as entendu, je travaille sous pression. Mais j'en mets sur le dg, moi aussi. Ce matin, je lui ai dit que deux victoires, c'était juste deux victoires, qu'il n'y avait rien pour écrire à sa mère, mais que j'espérais que sa première transaction soit aussi bonne que mon départ...

Ils sont deux vieux amis, de très proches amis, deux complices, deux gars intelligents qui se sont retrouvés au coeur d'une des semaines les plus mouvementées de l'histoire du Canadien.

Sollicités de partout, ils font face à la musique en attendant de trouver un rythme.

Ils ne dorment pas, ils travaillent comme des fous mais, à les entendre raconter leur semaine, il crève les yeux qu'ils sont les plus heureux des hommes.

* * *

RÉJEAN : Mercredi matin, le lendemain du congédiement de Serge (Savard), monsieur Corey m'a téléphoné...

RÉJEAN : M. Corey m'a donné rendez-vous dans un endroit privé. On a parlé pendant une bonne partie de la journée. Il m'a cuisiné à mort. Il m'a obligé à aller au fond de moi-même. À la fin, après des heures, il a garroché le morceau. Jamais je n'avais pensé qu'on m'offrirait un jour le poste de directeur général du Canadien. J'étais chez Molson depuis 10 ans, j'étais heureux, je pensais y finir mes jours. Pour nos projets de promotion et de marketing, pour la tournée estivale des joueurs par exemple, je transigeais avec les relationnistes du Canadien. Quand je rencontrais monsieur Corey, il lançait «Aimes-tu ça, le hockey, mon Réjean?» ; des fois, quand il avait le temps, il disait «Viens, on va s'assoir, on va parler de hockey». C'est un mordu de hockey ; moi aussi. On discutait comme des fans. Jamais il n'avait été question d'un poste pour moi dans l'organisation. Ce mercredi-là, c'est juste à la fin de l'entrevue que j'ai réalisé qu'il m'interviewait peut-être pour le poste de directeur général. Quand il me l'a finalement offert, j'étais prêt. Je lui ai dit «Le Canadien, c'est ma vie, je suis prêt à embarquer. Mais il faut que j'en parle à ma femme». Je suis retourné à la brasserie pour une réception, un cinq à sept. La tête me tournait ; le monde me parlait et je n'entendais rien ; on a dû me trouver bizarre. «Dis-moi pas que je vais redevenir une veuve du hockey», a dit ma femme en blague. Elle savait que c'était fait dans mon coeur, que je serais le gars le plus malheureux de la terre si je devais refuser. Elle m'a souhaité bonne chance.

MARIO : Je l'ai vue, Micheline, après le match d'hier. Elle était de bonne humeur. «Je ne pensais jamais reprendre goût au hockey», qu'elle m'a dit.

RÉJEAN : Ah oui? C'est bon, c'est bon... Mercredi, restait la question de l'entraîneur-chef. Monsieur Corey m'avait demandé une liste d'une dizaine de noms. «N'oublie pas les anciens Canadiens!», m'avait-il averti. On en avait discuté. Nom par nom. Il me questionnait, me conduisait à trouver les bons et les mauvais côtés de chacun. Quand je me suis couché, je n'avais que ça en tête. C'était ma première décision, une décision majeure, fallait que je prenne la bonne. Je n'ai pas dormi de la nuit ; ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps. À six heures, le téléphone a sonné. C'était monsieur Corey. Il devait s'en douter : «As-tu bien dormi, mon Réjean? As-tu pensé à ton affaire comme il faut?» Je lui ai dit oui, je peux pas passer à côté, ça vient des tripes, mon choix c'est Mario. Plus j'étudie la liste, plus je me rends compte que Mario a toujours été mon homme, plus je suis certain que ça me prend quelqu'un avec lequel j'ai beaucoup d'affinités. Monsieur Corey a compris que ce serait bon pour nous deux et pour l'organisation.

LA PRESSE : ĂŠtes-vous vraiment si proches?

MARIO : Très, très proches. On est des grands chums. On se fréquente. Les familles se fréquentent. On a joué ensemble. En voyage, on était toujours ensemble...

RÉJEAN : J'ai toujours eu beaucoup de respect pour lui. Je sais ce qu'il peut faire. Il a une grosse force de caractère. Il s'est dépassé chaque fois qu'il a eu à relever un gros défi. C'est important, ça ; c'est pas donné à tout le monde.

LA PRESSE : Mais l'expérience derrière le banc?

RÉJEAN : C'était la question que posait monsieur Corey. «Y penses-tu, m'avait-il dit, il n'a jamais dirigé un seul match dans la LNH, même pas dans le pee-wee!» C'était vrai et ça m'en a fait pédaler un coup. Mais je me disais qu'il allait être entouré de gens d'expérience, de Lappy (Laperrière), de Shutt... Je savais qu'il aimait travailler en équipe.

MARIO : Quand Reggie m'a offert le poste le lendemain, j'ai pensé à ça, moi aussi. Mais ça ne m'a pas fait peur. L'équipe en place était extraordinaire et j'ai toujours été un gars d'équipe. Je n'avais pas de diplôme, mais t'en as pas besoin pour diriger une pratique de hockey. Yvan (Cournoyer) a gagné 10 coupes Stanley, Lappy, Shutt, Réjean et moi, cinq chacune. J'ai joué pendant 13 ans, j'ai connu sept entraîneurs. Avec tout ça, avec des spécialistes comme Gaétan Lefebvre qui s'occupent de nutrition, de musculation et tout ça, on doit être capables de diriger une équipe! C'est pas si compliqué : le plus important, c'est de ne jamais perdre de vue l'aspect hockey, le système, la préparation.

RÉJEAN : Tu vas trop vite. T'es pas encore

embauché...

MARIO : C'est vrai. Tu m'as appelé jeudi matin. À 7h40, je venais juste de finir mon intervention à CKAC. Mais, c'est drôle, faut que je te dise, Colette (sa femme) m'avait dit la veille qu'elle était certaine que tu serais le prochain dg du Canadien. «Mon intuition de femme», qu'elle a dit. J'ai répondu : «Peut-être, ça se peut». Le lendemain matin, tu téléphones, tu veux me voir tout de suite chez toi, c'est important. Je suis dans l'auto et je me dis «Réjean est dg, il va me demander de devenir son assistant...»

RÉJEAN : Ç'a été pensé. Mais plus j'étudiais, plus je voyais que tu serais mieux dans le feu de l'action avec ton tempérament...

MARIO : Tu vois comment il me connaît : je n'aurais jamais accepté un poste d'assistant-entraîneur. Je l'avais dit à Colette.

RÉJEAN : D'ailleurs, il avait déjà refusé des offres. C'était ça mon discours à monsieur Corey : je le connais, donnons-lui le morceau au complet, il va l'avaler.

MARIO : Quand t'es entré, t'as dit : «Ce qui va se passer ici aujourd'hui, la tombe!» Puis tu m'as annoncé que t'étais le nouveau dg. Toute une nouvelle! Je t'ai félicité et on a commencé à jaser.

-Qu'est-ce que je fais lĂ -dedans, qu'est-ce que tu veux de moi?

-Ca me prend un entraîneur-chef.

-Ouais, pis?

-Je veux t'avoir.

-T'es pas sérieux, Reg?

-Je suis très sérieux.

Là, il a commencé à me poser des questions. Des pas faciles. C'était dur. Il m'a défié pas à peu près...

RÉJEAN : J'ai fait mon petit président. Il se grattait la tête pas mal...

MARIO : J'ai répondu au meilleur de mes connaissances. J'ai dit que je voulais embaucher Yvan (Cournoyer). On s'est rendus rencontrer monsieur Corey.

RÉJEAN : Et monsieur Corey lui a donné une autre rince : «Réjean t'a choisi ; dis-moi maintenant pourquoi t'as accepté?»

MARIO : Après, je suis parti pour New York. Je faisais le match contre les Islanders à la télé. J'ai téléphoné à ma femme. Elle savait que c'était mon rêve, elle m'a encouragé. On avait une espèce de pacte. J'avais eu des offres à l'étranger mais ma famille ne voulait pas déménager. «Si jamais c'était à Montréal, m'avait dit Colette, je t'appuierais». J'ai eu le «oui» tout de suite et je lui ai demandé d'avertir mes deux filles. Quand le match a commencé, André Côté a dû se demander ce qui se passait. Je n'ai rien vu de la première minute de jeu, j'étais gelé, j'étais parti ben raide. Il a fallu que je me brasse : «Prends-toi en main, Mario! C'est la télé, t'es pas dans ton garage!»

RÉJEAN : On devait se rencontrer samedi matin à 9h pour péparer la conférence de presse du dimanche. On venait d'en perdre une cinquième à New York. On recevait Toronto en soirée. En faisant mon jogging, je me suis dit pourquoi attendre à dimanche? J'en ai parlé à Mario, à Yvan, on s'est dit qu'on était prêts, qu'on y allait, qu'on commencerait le soir même. Monsieur Corey a été surpris. Il a réfléchi deux minutes et on a tout chambardé. À 16h, on tenait la conférence de presse. La patate voulait me sortir du corps. J'avais hâte que le secret sorte, de m'en aller ailleurs, de commencer à travailler. Je suis resté avec les journalistes ; Mario, lui, est parti rencontrer les joueurs.

LA PRESSE : Qu'est-ce que vous avez dit aux joueurs pour les convaincre, pour que ça vire comme ça?

MARIO : Dans le vestiaire, il y avait Lappy, Yvan, Shutt. Je pense bien que tous les joueurs me connaissaient tous, mais juste au cas, j'ai commencé par me nommer. «Je suis Mario Tremblay. Je suis votre nouvel entraîneur-chef. On commence ce soir. À partir de maintenant, les boys, il faut que des choses changent. Il faut améliorer les habitudes de travail et l'esprit d'équipe. Il faut penser défensive, défensive, défensive. Toutes les équipes qui ont du succès se replient quand elles perdent possession de la rondelle...»

LA PRESSE : Mais ça, ils l'avaient entendu 100 fois...

MARIO : Oui, mais j'arrivais, il fallait leur dire. Je leur ai parlé de l'objectif, atteindre les séries, finir huitième dans l'Association de l'Est. Puis j'ai monté le ton. Je voulais être bien certain qu'ils sentent que j'étais convaincu, que le message passe au complet. «Nous allons avoir besoin d'un effort de chacun dans cette chambre. De chacun, est-ce bien clair?» Et je les ai pointés : «De toi! De toi! De toi! De toi! ...Je suis passé par là, je sais ce que ça prend pour gagner. Si vous embarquez, vous allez avoir énormément de plaisir. Sinon, Good night, Irene. Le hockey, c'est un jeu ; faut que t'aimes ça. Vous semblez l'avoir perdu de vue.»

RÉJEAN : Le message a passé parce que Mario, c'est Mario. Ça passe à travers lui, ses yeux, son intensité, son langage corporel. Il a toujours été comme ça.

MARIO : Il y a eu plein d'autres petites choses aussi. Tiens, le meeting fini, je passe me prendre un café dans le Salon réservé aux femmes. Il y a un joueur qui arrive, un jeune. Il me fait «Hi!», tout normalement. Je n'en revenais pas. «What the f... are you doing here?» Il n'a pas eu le temps de me dire quelle sorte de sandwich il s'en venait chercher. «Get the f... out of here! Back in your room!» J'étais furieux. Il a viré les talons aux fesses. Il a sûrement pensé que j'étais un fou mais il n'avait pas d'affaire là et, la prochaine fois, deux heures avant un match, il va faire attention.

RÉJEAN : Le lendemain, dimanche, c'est moi qui les ai rencontrés. Mario était là avec ses assistants. Il m'a présenté. J'ai commencé en disant que je n'étais pas un homme de discours, que je serais très, très bref. «Voici ce qu'on attend de vous. Premièrement, le bien de l'équipe passe avant celui de l'individu. C'est primordial. Deuxièmement, je ne veux plus entendre parler d'argent dans la chambre. Je ne négocierai pas pendant l'hiver. Dans le vestiaire, on parle hockey, fierté, victoire».

MARIO : J'ai rencontré la plupart des joueurs individuellement. Je leur ai tous demandé si le CH voulait dire quelque chose pour eux en ajoutant que, pour moi, le CH, ça voulait dire beaucoup. Que tous les entraîneurs avaient gagné des coupes Stanley et que personne, personne, ni eux, ni Lafleur, ni Dryden, ni aucun autre ne s'était jamais pensé plus gros que l'équipe.

RÉJEAN : Mais on ne veut pas installer un régime de terreur. À la fin de mon petit disocurs, je leur ai dit qu'aucun joueur n'était plus important que les autres et qu'il n'y avait qu'une façon de porter le fameux flambeau : partager le fardeau en 22 parties égales. Si chacun fait sa part, personne n'a à endurer le fameux rôle de leader. C'est beaucoup plus facile pour tout le monde. Tu dis à Patrick (Roy), par exemple, de faire de son mieux pour arrêter les rondelles et de laisser faire le reste parce que les autres s'en occupent.

LA PRESSE : Les résultats le prouvent, ils vous ont fait confiance.

MARIO : Sais-tu quoi, j'ai senti qu'ils étaient soulagés, qu'ils manquaient un peu d'encadrement. Ils étaient contents de se faire parler. Prends le petit Bure, le petit Petrov, Koivu... C'est des p'tits gars, c'est pas mêlant, qui manquaient d'amour. Des p'tits gars qui sont fins et qui veulent jouer. Moi, je leur donne plus de glace. Hier (lundi), ça «flyait» en tabarnouche. Ben, demain, les Schtroumpfs, ils vont encore jouer ensemble.

LA PRESSE : T'as connu ça, ils ont l'âge d'être fous. Plusieurs sont millionnaires. Les voyages, la discipline, tout ça, quelle sorte d'entraîneur seras-tu?

MARIO : Regarde, ça va bien. Pendant l'exercice tantôt, j'en ai frappé un avec mon bâton. Un gros. «T'es chanceux que je sois à la retraite, que je lui ai dit, t'en aurais mangé une t...!» Je leur parle de même, je les taquine. Jacques Lemaire était comme ça. Tu pouvais le sentir très proche de toi, pis, des fois, tu le sentais très, très loin. Écoute, je cherche à imiter personne, je suis Mario et je ne changerai pas, mais je pense que je vais ressembler un peu à Lemaire. Dur mais juste. En plus, j'ai l'équipe avec moi. Lappy est tout un technicien ; c'est de toute beauté de voir Yvan et Shutt s'occuper des avants. Ça me donne le temps de m'occuper des hommes.

LA PRESSE : Le Canadien est très soucieux de son image. Ça va te limiter?

MARIO : Non. J'ai été élevé au Forum. Je suis arrivé ici à l'âge de 15 ans et, quand j'ai quitté, j'avais 30 ans, j'étais marié et j'avais des enfants. Je sais comment ça marche et je suis bien là-dedans.

LA PRESSE : Pourtant, t'as un peu brisé la tradition en donnant un «high five» au président après ton premier match...

MARIO : Oh! la! la! Mais t'as vu, je l'ai pas fait au deuxième match...

LA PRESSE : T'as eu droit à des remarques «corporatives»?

RÉJEAN : C'était le premier match, la première victoire, c'était compréhensible dans les circonstances.

LA PRESSE : En clair, Mario, tu t'es fait taper sur les doigts par ton dg.

RÉJEAN : Pas vraiment, pas vraiment...