Impossible de manquer Vijay Mallya dans un paddock. Sa stature imposante, ses bagues à chaque doigt qui ne le sont pas moins, ainsi que le groupe de laquais l'entourant en permanence: il est aisé de le repérer de loin.

Contrairement aux grandes fortunes qui cherchent leur bonheur dans la discrétion, Vijay Mallya a le succès triomphant. 664e fortune mondiale à en croire le magazine américain Forbes, l'Indien pèse 1,5 milliard de dollars, montagne bâtie grâce à sa marque phare, la bière Kingfisher, récemment déclinée en compagnie aérienne. En tout, il règne sur un groupe de 60 000 salariés.

À titre privé, Mallya ne se déplace qu'à bord de son Airbus A319 personnel. Épicurien autoproclamé, il a fait venir son yacht en Turquie et à Monaco, à l'occasion des deux derniers Grands Prix. L'un des cinq plus gros yachts privés du monde, l'Indian Empress compte un nombre incalculable de salons, fumoirs, bibliothèques et autres salles d'entraînement. À Monaco tout comme à Istanbul, Vijay Mallya y a organisé des «soirées décadentes» pour quelques centaines d'invités, sortes d'orgies rythmées par des musiques indiennes techno, avec danseuses du ventre et charmeurs de serpents.

Le sport automobile, il adore - il tâte lui-même du karting à ses heures. Par pure passion (cela lui permettait d'obtenir des laissez-passer !), il a décidé, en 1994, que Kingfisher serait commanditaire de l'écurie Benetton, avant de passer chez Toyota en 2002.

Mais après le plaisir vient le retour sur investissement. Vijay Mallya reste un homme d'affaires avisé, et le prouve. Cet hiver, il a racheté l'écurie Spyker (ex-Jordan) et la renommée «Force India», première étape d'un plan minutieusement préparé et destiné à faire de la Formule 1 l'un des sports majeurs suivi dans son pays.

À ce jour, la Formule 1 n'existe pas sur l'échiquier sportif indien. L'an dernier, à peine 3,5 millions de téléspectateurs ont été recensés sur l'ensemble de la saison, soit moins que pour sur un seul Grand Prix dans la plupart des pays européens. Mais alors qu'elle n'était jusqu'ici diffusée que sur des chaînes payantes, la F1 est désormais reprise sur les chaînes gratuites, ce qui devrait faire exploser son audience.

Naturellement, l'Inde impressionne. Avec plus d'un milliard d'habitants (dont près de la moitié accuse moins de 25 ans), le potentiel semble ébouriffant. Et Vijay Mallya compte bien l'exploiter le premier. Docteur en économie, il sait comment manipuler ses compatriotes. «Notre population est jeune, et va bénéficier de notre boom économique actuel, explique-t-il. Ces gens vont gagner plus, et vont vouloir dépenser leur argent. Bien sûr, la F1 a un côté paillettes et glamour, mais qui n'aime pas ça ?»

Mallya sait que le sport est l'un des rares moyens de toucher les Indiens. Qui, pour l'instant, ne jurent que par le cricket, sorte de religion nationale. Cela pourrait bientôt évoluer. «Le cricket touche l'ensemble de la population, tandis qu'avec la F1, nous intéressons le groupe des jeunes qui aspirent à une vie différente, moderne, et qui veulent suivre un sport unique et haut de gamme», poursuit-il.

Pour fidéliser son public, Mallya sait que Force India ne doit pas rester indéfiniment au fond des grilles de départ. Cet hiver, il a investi dans la technique: l'écurie dispose dorénavant de deux souffleries qui travaillent sans relâche, alors qu'elle n'en avait pas l'an dernier.

Son plan consiste ensuite à créer une filière capable d'amener un pilote indien jusqu'en Formule 1, puis à construire un circuit à la périphérie de Calcutta, pour y disputer des Grands Prix dès 2012.

Écurie, pilote, circuit: l'Inde est en passe de se tailler sa place au soleil de la F1. Il reste toutefois beaucoup de chemin à parcourir, ne serait-ce que pour convaincre une base de fans. À Bombay, des panneaux publicitaires leur permettent de prendre conscience de «leur» équipe: Feel the force of a billon hearts (Sentez la force d'un milliard de cœurs), claironnent fièrement ces publicités.

Et la mayonnaise semble prendre. Le «Club Force» du site internet de l'écurie a déjà accueilli plus de 10 000 membres en l'espace de quelques semaines. Mais il faut progresser avec prudence: il y a trois ans, le groupe indien Tata avait financé la saison 2005 de Narain Karthikeyan chez Jordan. Un échec sportif qui n'a pas suscité le moindre intérêt de la part du public indien, qui ne se passionne que pour les gagnants.

Évidemment, Vijay Mallya, pour la même raison, pourrait perdre son pari commercial. Ou éprouver les pires difficultés pour dénicher le jeune talent indien espéré, passage obligé de la passion des Indiens.

Mais pour l'heure, ses adversaires semblent penser qu'il a fait les bons choix : «L'Inde est un marché qui explose, confirme John Howett, le directeur général de l'écurie Toyota. On verra peut-être bientôt d'autres écuries en provenir... il faudra que la F1 se repositionne en fonction de ce genre de marchés émergents.»

À sa manière, Vijay Mallya imprime un rythme nouveau à la Formule 1, jusqu'ici sous la coupe réglée des constructeurs automobiles européens. Son rythme à l'indienne, mélange d'amusement et d'affairisme, pourrait bien finir par amener des millions de ses compatriotes à la F1. Comme le suggère Bernie Ecclestone, le grand argentier du championnat: le vent de la F1, désormais, la pousse à l'Est, et non plus à l'Ouest.