Nés au début des années 1980, les premiers milléniaux ont atteint ces dernières années la quarantaine, un âge charnière, ancré dans le mitan de la vie. Quel regard ces nouveaux quadragénaires posent-ils sur leurs chemins jusqu’ici ? De la satisfaction des acquis aux rêves en jachère, La Presse propose une esquisse d’un parcours en demi-teintes.

Ils ont connu l’entrée de l’internet dans les foyers, la menace du bogue de l’an 2000 et le choc du 11-Septembre. Les spécialistes du marketing et de la communication ont qualifié cette génération d’égoïste, de gâtée et de fainéante, mais aussi de gourou du cool et de maîtresse du monde numérique et des nouvelles technologies. Or, en ouvrant la porte de la quarantaine, ceux qui sont nés entre 1981 et 1984 quittent officiellement la jeunesse et ses étiquettes, en voyant se dessiner la deuxième moitié de leur vie. Un fait qui ne s’aligne souvent pas avec leur ressenti. « Sur le plan professionnel, oui, mais sur le plan personnel, non, je ne sens pas que j’ai 40 ans. Aucun d’entre nous ne sent qu’il a 40 ans », remarque Hilary Keithlin, qui atteindra ce cap prochainement.

Pour connaître l’état d’esprit des plus vieux milléniaux, La Presse les a invités, en juillet dernier, à s’exprimer sur leurs valeurs, leurs attentes, leurs objectifs et leurs défis. Environ 600 personnes ont répondu à un questionnaire en ligne. Si la majorité affirme vivre généralement selon ses désirs, valeurs et convictions, certains même ayant quitté un emploi pour le faire, plusieurs autres se heurtent à des obstacles. En tête de liste, la conciliation travail-famille, l’inflation et l’accès à la propriété.

J’aurais pensé que notre niveau de vie aurait été au niveau de celui de nos parents. Pourtant, même en gagnant plus d’argent, nous n’avons pas accès aux mêmes maisons de banlieue avec une cour, une auto, des vacances, comme ils avaient. La vie coûte plus cher.

Marc-André Rioux

« J’essaie [de vivre selon mes convictions], mais ce n’est pas facile. Cela demande beaucoup d’énergie, de communication et de compromis, surtout si on vit en couple avec des enfants », témoigne Francine Truong.

« Coupable et épuisée »

« Les milléniaux quadragénaires sont la génération de la culpabilité, lance la psychologue Nathalie Plaat, elle-même membre de ce groupe. Ils sont pris entre les revendications des générations qui suivent et les valeurs de leurs parents. On continue à trop travailler, à être assez matérialistes et à valoriser le paradigme capitaliste tout en le dénonçant. »

Je travaille à temps plein et j’étudie à temps partiel au deuxième cycle universitaire, avec une puce de 6 ans. La culpabilité de ne pas être plus présente pour mon conjoint et ma fille me ronge. Je n’ai plus de temps libre pour moi, et si je prends du temps pour moi, je me sens coupable de ne pas consacrer ce temps à mes études ou à ma famille.

Marilyn Claveau

Alors que plusieurs de ceux-ci sont au sommet de leur carrière ou poursuivent des études parallèlement, une grande proportion de ceux qui sont également parents doivent élever de jeunes enfants qu’ils ont eus dans la trentaine. « On parle de semaines impossibles en matière d’heures. Pour pouvoir les mener à bien, ils coupent souvent dans d’autres aspects : le sommeil, l’alimentation, les loisirs, les relations, etc. », souligne la sociologue Maria-Eugenia Longo.

Malgré tout, la plupart se sentent accomplis. Presque chaque témoignage obtenu mentionne soit la fierté d’une famille épanouie, soit le succès professionnel, soit le sentiment de faire une différence. Toutefois, rares sont ceux qui ne confiaient pas à la même occasion certaines insatisfactions.

« Ils travaillent pour maintenir un statut socio-économique intéressant et, en même temps, ils travaillent pour faire des choses signifiantes afin de ne pas se sentir coupables. Ils n’ont pas le temps de faire les deux. […] », estime Nathalie Plaat.

Ce ne sont pas des personnes qui me semblent malheureuses parce qu’elles se sentent accomplies, mais elles ont l’air épuisées.

Nathalie Plaat, psychologue

« Ça ne m’étonne pas que quelqu’un puisse se dire heureux sans être accompli, parce qu’il manque de temps. Mais ce n’est pas contradictoire. On n’est pas réduit juste à des travailleurs ou des parents ou des étudiants. On est beaucoup de choses à la fois », croit Maria-Eugenia Longo.

Fidèle à ma génération, je me suis toujours considéré comme progressiste. Toutefois, avec les années, je sens mon cadre de valeurs glisser vers des valeurs plus conservatrices et traditionalistes. J’ai le sentiment que la société perd ses repères, qu’on vit dans un monde frénétique et polarisé. L’époque d’avant les réseaux sociaux, où les relations interpersonnelles me semblaient beaucoup plus humaines, me manque terriblement.

Frédéric St-Jean-Mercier

« Accepter d’être “good enough” dans la vie, c’est difficile, affirme Gabrielle Picard, qui vient d’avoir 40 ans. C’est sûr que j’aimerais consommer moins, produire moins de déchets, moins polluer la planète. En même temps, est-ce que je dois mettre ça sur moi, alors que ça devrait être un effort collectif ? Bien manger, bien dormir, avoir des enfants qui fonctionnent bien, avoir une belle maison… les standards Pinterest. »

Un allongement de la jeunesse

« J’aime dire ironiquement que je suis à mon apogée… et au début du déclin », nous a écrit Marc-David Rhéaume pour résumer l’atteinte de la quarantaine.

Si ce cap marque approximativement le mitan de la vie selon l’espérance de vie moyenne des Québécois, les milléniaux rejettent l’appellation « âge mûr », l’équivalent français souvent suggéré pour « middle-aged ». « On ne peut pas être d’âge mûr quand on change encore des couches, non ? », s’interroge Alice Dufour Thériault, 38 ans.

La sociologue Maria-Eugenia Longo souligne qu’on observe en Occident « un allongement de la jeunesse » qui se caractérise par un prolongement des transitions du passage à l’âge adulte que sont l’entrée sur le marché du travail, le fondement d’une famille et l’achat d’une première propriété.

Ainsi, 40 ans n’est souvent plus l’âge où l’on savoure le fruit de nos efforts, mais il demeure un moment propice aux remises en question et à des changements de vie.

Cette « crise de la quarantaine », la psychologue Nathalie Plaat la côtoie régulièrement dans son cabinet. « Même si l’espérance de vie continue d’augmenter, il y a quand même cette idée-là du milieu. On commence à sentir la fin de notre énergie renouvelable sans cesse et il y a la grande question de la finitude qui arrive […] soit on commence à perdre des parents, soit on a déjà des amis qui peuvent être touchés par des maladies plus graves. Donc ça pose les questions : qu’est-ce que je fais du reste de ma vie ? Est-ce que je suis en cohérence avec mes valeurs ? »

J’ai dépassé mes attentes et mes objectifs. J’ai atteint les modèles de réussite, mais en ce moment, on dirait que je cherche plus à me reconnecter avec la version de moi que j’ai l’impression d’avoir égarée dans la vingtaine en entrant sur le marché du travail.

Karim Sawmali

Chez les plus vieux milléniaux, ce questionnement se manifeste dans « l’être » plutôt que dans le « faire », comme c’était le cas pour leurs prédécesseurs. La crise de la quarantaine est aujourd’hui une crise de sens, constate Nathalie Plaat, pour qui cette remise en question est moins individualiste que celle qu’ont vécue les générations précédentes. « Une chose qui caractérise la crise de la quarantaine des milléniaux est qu’on a aussi pris le pli capitaliste, mais avec une conscience vraiment forte que ça détruit la planète, que ça a un impact sur nos enfants, alors on n’a vraiment pas le luxe de ne pas y penser. »

J’ai fait beaucoup de compromis dans ma vie professionnelle, car je voulais être présente pour mes enfants et je suis toujours avec l’homme de ma vie. Notre vie est loin d’être parfaite, mais nous l’aimons comme ça.

Marie-Christine Gagnon

L’inquiétude pour l’avenir et l’impact des changements climatiques a d’ailleurs été nommée à plusieurs reprises par les gens qui ont répondu à notre questionnaire. « Je fais plusieurs efforts personnels, mais j’ai le sentiment que je devrais m’impliquer davantage pour des actions collectives, écrit Elise Tremblay Gonthier. Garder espoir pour l’avenir de mes enfants est un défi alors que les changements climatiques et l’avenir de la planète m’inquiètent au plus haut point. »

Les milléniaux en chiffres

  • 67 % des milléniaux se sentent heureux en général dans la vie
  • 31 % des milléniaux ne sont pas enclin à mettre de l’argent de côté pour leur retraite, car ils ont de la difficulté à se projeter dans le futur.
  • 38 % des milléniaux ne croient pas être capable de limiter les bouleversements des changements climatiques.

Source : Étude jeunesse Léger, 2023