Pour la plupart d’entre nous, il y a eu avant et après le 11 septembre 2001. Pour la génération née après l’attentat des tours jumelles, il est normal, voire naturel, d’enlever ses chaussures à l’aéroport. D’être soumis à mille et un protocoles de sécurité. De composer avec la peur, contrôlée mais bien réelle, du terrorisme. Quelle ombre ces attentats ont-ils jetée sur les membres de cette génération ? Nous leur donnons la parole.

« Je suis un bébé du 11-Septembre. J’aurais dû être un bébé du nouveau millénaire, mais l’attentat est arrivé. »

Marie-Anne Laplante est née en 2001. Elle ne peut pas vous raconter ce qu’elle faisait le jour où les tours se sont effondrées dans un nuage de poussière. Elle ne peut pas non plus vous parler de l’insouciance qui s’est évanouie à l’échelle d’une planète, alors qu’on dénombrait les morts par milliers et qu’on pleurait la fin d’une époque.

Mais elle peut vous parler du monde qui a suivi. Un monde différent, marqué par la guerre au terrorisme et les tensions religieuses, la course à la sécurité intérieure et la montée de la xénophobie.

Marie-Anne y a été initiée très vite. Par le chanteur français Renaud, d’abord, dont son père était un grand admirateur.

« Je me souviens d’avoir écouté Manhattan Kaboul en boucle et de m’être dit : “Voyons, comment l’humanité peut-elle être capable de ça ? » Et plus je vieillis, plus je comprends des affaires et je réalise que oui, l’humanité est capable d’une horreur comme celle-là. »

C’est à 14 ans qu’elle a pris pleinement conscience du monde dans lequel elle avait atterri.

Lors d’une visite scolaire de la tour CN, à Toronto, ses camarades de classe et elle ont dû passer dans un détecteur de bombe. Un protocole de sécurité tout ce qu’il y a de plus routinier à l’ère post-11-Septembre, mais qui avait troublé Marie-Anne. Et dire qu’à son âge, ses parents entraient et sortaient des États-Unis sans passeport !

« Je n’ai pas connaissance de la vie avant le 11-Septembre. Ce que je comprends des gens qui l’ont vécu, c’est que tout est plus strict aujourd’hui et qu’il y a une crainte qui n’était pas là avant », remarque-t-elle.

Rupture de l’histoire

Le 11 septembre 2001 a ébranlé les certitudes. « [Le terrorisme] faisait désormais partie des possibles. Une brèche a été formée dans le tissu social qui va rester à vie », explique Diane Pacom, professeure émérite en sociologie à l’Université d’Ottawa. Si le traumatisme a traversé les générations, c’est parce qu’il a entraîné un changement de paradigme. Tout comme la Seconde Guerre mondiale l’a été pour les baby-boomers, et très probablement la pandémie de COVID-19 pour la prochaine génération.

Les grands évènements sociohistoriques arrêtent le temps. Il y a une rupture de l’histoire. Le monde entier est ébranlé et on se trouve au degré zéro.

Diane Pacom, professeure émérite en sociologie à l’Université d’Ottawa

La génération de Marie-Anne a été témoin de la vague d’attaques terroristes du milieu des années 2010, dont font partie Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice… Et c’est sans compter les frappes au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Asie du Sud.

« Ce sont des évènements qui nous chamboulent chaque fois. Et on en vient à la conclusion que ça fait partie de la vie, même si ça ne devrait pas », déplore Marie-Anne.

« Vas-tu me bombarder ? »

Le plus vieux souvenir de David Geadah du 11 septembre 2001 remonte à la cour d’école. C’est là qu’il a entendu pour la première fois le nom de ben Laden. « Et puis après, c’était terrorisme, djihadiste, charia… chaque fois, c’étaient de nouveaux mots, même s’ils voulaient toujours dire la même chose : les méchants, c’étaient les musulmans », se souvient le jeune homme âgé de 20 ans.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

David Geadah

Ce n’est pas tout le monde qui a eu la chance, comme lui, de grandir à Montréal, entouré de jeunes de tous les horizons, sur les bancs d’école comme dans les ruelles de son quartier.

Avant, dans les films, les méchants, c’étaient les communistes. Après 2001, c’était rendu les musulmans. Ils étaient l’archétype du mal, les boucs émissaires. Si tu grandis loin de ça [la diversité], ça se peut que tu te fasses des idées.

David Geadah

À quelques kilomètres de là, dans une école de la banlieue de Montréal, Aya Ennachachibi a été aux prises avec cette situation. D’origine marocaine, elle a grandi au Québec, avant de retourner étudier au Maroc.

Jusque-là, aucun problème.

C’est à son retour ici, l’an passé, dans une banlieue à forte majorité blanche, que les choses ont tourné au vinaigre. Dans les couloirs, on lui demande si elle est « circoncise » et si elle allait « avoir un mariage arrangé ». Un élève lui demande carrément si elle va « le bombarder ».

PHOTO FOURNIE AYA ENNACHACHIBI

Aya Ennachachibi

« C’était plein de stéréotypes sur les Arabes. J’étais nouvelle, je ne savais pas comment répondre, alors j’essayais de les ignorer. Mais je me rappelle chaque mot », raconte l’adolescente de 16 ans.

Cette année, elle a décidé que ces comportements ne passaient plus. C’est une photo partagée sur les réseaux sociaux, sur laquelle on voit des camarades de classe portant un t-shirt sur leur tête à la manière d’une burqa, qui l’en a convaincue.

Aya s’est rendue à la direction de son école, qui aurait finalement eu recours à une intervention policière « pour sensibiliser les jeunes au racisme ». Mais l’expérience lui a laissé un goût amer.

Notre génération est peut-être plus sensible au racisme, mais ça ne change pas le fait qu’il y a toujours des microagressions, encore en 2021, envers les personnes musulmanes. Le 11-Septembre a marqué notre communauté entière. Il y a toujours des associations entre musulman et terroriste.

Aya Ennachachibi

Pour contrecarrer ces préjugés, Ahmed Benabdi s’est fait un devoir de « mieux représenter sa communauté ». « Je fais attention à ce que je fais, ce que je dis. Nos gestes sont scrutés à la loupe », confie le jeune homme d’origine algérienne.

Lorsqu’on lui a appris les attentats du 11-Septembre, il n’a pas compris comment de tels actes pouvaient être liés de quelque façon à sa religion. Il se rassure, toutefois, de savoir sa génération plus éduquée et capable de faire la différence entre un musulman et un extrémiste.

« Après 2001, tu ne pouvais presque plus te présenter comme musulman. On a fait des pas dans la bonne direction depuis, et j’en suis très, très content. J’espère que ça va continuer à aller en s’améliorant », se réjouit Ahmed.

Refuser la peur

« Vingt ans, c’est une grosse étape du deuil, mais est-ce que c’est assez ? Est-ce qu’un jour on va pouvoir passer par-dessus quelque chose d’aussi horrible ? Je ne sais pas. Je crois que le 11-Septembre restera dans la mémoire collective. Moi, parce que je suis née en 2001, je serai toujours associée à ça », réfléchit à voix haute Marie-Anne Laplante.

Mais ça ne veut pas dire vivre dans la peur pour autant. Elle leur a probablement déjà traversé l’esprit, dans une foule, un concert, en avion, mais ces jeunes assurent qu’ils ne la laisseront jamais les gagner.

« Je refuse d’avoir peur. Je suis tellement impuissante face à ça, conclut Marie-Anne. Je ne suis pas les services secrets, je ne suis pas dans l’armée, alors ma façon de me lever contre ça, c’est de ne pas avoir peur. De ne pas m’empêcher de marcher sur le pont de la Tamise, sur las Ramblas [à Barcelone], de voyager, d’aller à un concert. Sinon, ce sont eux, les terroristes, qui gagnent. »

Rectificatif
Dans une version précédente de ce texte, les idées contenues dans le paragraphe qui précède la citation de Diane Pacom, professeure émérite en sociologie à l’Université d’Ottawa ne lui étaient pas attribuées. Nous avons clarifié ce passage dans le texte ci-dessus. Nos excuses.