«Glouglou, glouglou, glouglou...» Il suffit de prononcer «dindon sauvage» devant le chef Samuel Picard pour qu'il retombe en enfance, imitant à qui veut bien l'entendre le gloussement caractéristique du mâle. Samuel Picard n'aime pas un peu la dinde sauvage. Il est en fou. Voici pourquoi.

Chasseur dans l'âme, Samuel Picard adore le défi que représente la traque de l'oiseau, réputé comme l'une des proies les plus difficiles à accrocher à son tableau de chasse. Mais surtout, en bon épicurien, il a compris il y a longtemps que le goût d'un dindon sauvage n'a rien à voir avec celui d'une «banale» dinde conventionnelle. Un monde sépare les deux, aussi éloignés qu'un fromage en grains et un gruyère de grotte peuvent l'être.

«C'est tellement plus goûteux et tellement plus fin», affirme Samuel Pinard. Son collègue Jean-Luc Boulay, chef du Saint Amour à Québec, est aussi enthousiaste. «J'en ai chassé pendant plusieurs années, à l'île au Canot, j'ai le souvenir d'une chair tendre et savoureuse.»

Or, si l'espèce a longtemps prospéré en Amérique du Nord, elle a frôlé l'extinction après l'arrivée des Européens, chassée jusqu'à l'excès jusqu'au XIXe siècle. Puis les éleveurs lui ont préféré des volatiles plus rentables, multipliant les croisements pour obtenir, dans les années 50, des dindons aux poitrines toujours plus charnues, tendres et blanches, avec un plumage pâle et uniforme plutôt que flamboyant, des oiseaux qui engraissent rapidement et sont vite trop lourds pour voler, courir, grimper sur une branche d'arbre et même accomplir un besoin aussi fondamental que... s'accoupler. La dinde conventionnelle ne survit pas seule en nature.

La dinde sauvage, elle, vole encore, ce qui explique que sa chair soit brune, dans les cuisses comme sur le torse, signe d'une bonne irrigation sanguine. Elle marche aussi beaucoup - ses cuisses sont musclées -, dort dans les arbres et trouve sa nourriture dans les champs. Bien qu'elle n'ait que peu de prédateurs - à part l'homme -, elle a gardé un caractère sauvage, même lorsqu'elle est élevée en volière dans une ferme, confirment les nombreux éleveurs interrogés. «Ce sont des bêtes puissantes», note Geneviève Dupuis, du Domaine Delahaye, et dont le mari est passé près d'avoir le nez fracturé d'un coup d'aile, dont l'envergure peut atteindre près de 1,5 m.

Il faut faire attention aussi à leurs ergots pointus, que les dindes conventionnelles ne possèdent plus. Si traiter une amie de dinde n'a rien d'un compliment, lui donner de la «dinde sauvage» aurait ainsi l'effet inverse, à entendre parler Carmen Ferland, propriétaire des élevages Carfio, où l'on en élève depuis 1979. «C'est super intelligent. Quand tu penses que tu la surveilles, c'est elle qui te surveille en fait, tellement elle est rusée.»

Maigre, mais pas sèche

Parce qu'elle est très maigre, la viande de dindon sauvage requiert un peu plus de doigté que les autres. «Disons qu'il faut lui donner plus d'amour, résume le chef Jean-Luc Boulay. Comme elle n'a pas beaucoup de gras, il faut lui en ajouter, la nourrir.» La cuisson sous vide est tout indiquée, ou encore les cuissons lentes, en sauce.

Les cuisses et les poitrines profiteront de cuissons séparées, parce qu'elles requièrent des délais différents. À la Rabouillère, une table champêtre où on élève une cinquantaine de bêtes par année, les cuisses sont préparées en rillettes et les poitrines, dans des plats mijotés, à la moutarde de Meaux par exemple, comme le lapin.

«Les gens qui n'aiment pas ça sont ceux qui ont eu de mauvaises expériences, l'ont mal cuisinée et l'ont trouvée sèche», dit Frédéric Poudrette, de la Renaissance, qui suggère fortement à ses clients de la saumurer dans une solution salée.

La dinde sauvage est plus petite que les grosses «butterball», «mais comme elle a une ossature plus petite, et moins de gras, on nourrit plus de monde avec», dit Carmen Ferland.

Quand la chance lui sourit, Samuel Pinard, lui, aime fumer ses prises du printemps pour égayer ses plateaux de charcuteries, ses brunchs, ses sandwichs, alouette. Mais quand vient Noël, le temps d'en mettre plein la vue aux convives et de faire la fête, il préfère servir la bête entière, dans un grand plat de service, la peau délicatement caramélisée, brillante à souhait.

Il la prépare en deux temps, faisant cuire les cuisses d'un côté et, de l'autre, les poitrines, pour que la cuisson soit parfaite de l'aile au croupion. Après, il lui suffit de rassembler les morceaux avec deux pics à brochette en bois pour recréer l'illusion d'une dinde parfaite. Enfin, d'une dinde sauvage parfaite.