On l'inculque très tôt aux petits enfants. En manquer est souvent considéré comme l'un des pires péchés. Elle est étroitement liée à l'angoisse qu'éprouve le monde moderne devant l'accumulation des objets. Mais d'où vient, en fait, la gratitude?

Pour répondre à cette question, l'écrivaine torontoise Margaret Visser vient de consacrer à la gratitude un livre de plus de 500 pages, The Gift of Thanks. À l'occasion de la période des Fêtes, moment par excellence où on répète «merci» à l'envi, La Presse a joint à Paris, où elle vit une partie de l'année, l'ex-professeure d'études classiques de l'Université York, dont les livres précédents portaient sur l'amour et sur le rituel du repas du soir.

 

«L'idée d'un livre sur la gratitude m'est venue en réfléchissant à un livre de sociologie paru dans les années 20 qui a beaucoup marqué le domaine, L'essai sur le don, de Marcel Mauss, explique Mme Visser. Mauss partait d'une entrevue réalisée avec un Maori par un sociologue britannique pour montrer que les premières sociétés humaines n'étaient pas fondées sur le troc, sur un échange commercial sans monnaie, mais plutôt sur un rituel de dons à répétition. Mais curieusement, personne n'avait beaucoup réfléchi à la question corollaire de la gratitude que l'on éprouve quand on reçoit quelque chose.»

La gratitude est une émotion particulière, selon Mme Visser: elle nécessite une pensée évoluée. Dans une expérience de psychologie, des enfants de 10 ans disaient «bonjour» et «au revoir» une fois sur quatre mais ne remerciaient que 7% du temps après avoir reçu un cadeau. Et pourtant, leurs parents étaient beaucoup plus susceptibles de mettre l'accent sur le «merci», comme si l'ingratitude était pire que le fait de ne pas saluer.

«Dans la bonne société bourgeoise du début du XXe siècle, l'ingratitude était l'un des pires défauts, dit Mme Visser. Dans Proust, le personnage de Swann se fait traiter d'ingrat parce qu'il ne défend pas les intérêts de la classe sociale qui l'a adopté. Dans certaines sociétés africaines, un enfant qui reçoit un cadeau doit obligatoirement le partager avec tous ses proches. Cette importance de la gratitude a prêté le flanc à des critiques politiques, qui y voyaient de l'oppression par les conventions sociales et l'asservissement des pauvres par les riches qui leur faisaient l'aumône ou leur donnaient du travail.»

La gratitude est un sentiment aussi fort que l'envie, dont il est l'inverse, selon Mme Visser. «C'est si fort que plusieurs langues ont inventé des mots pour y répondre, par exemple «je vous en prie» en français. En même temps, plusieurs cultures la placent sur un piédestal et évaluent sévèrement la sincérité de la gratitude. Les Américains ont pris l'habitude de dire sans cesse «thank you». Quand les immigrés hispanophones transposent cette habitude dans leur langue naturelle, cette multiplication de «gracias» semble suspecte.»