Les réseaux sociaux, les magazines et les magasins nous renvoient l'image d'une décoration d'intérieur souvent uniforme. Les mêmes meubles, les mêmes affiches, les mêmes murs blancs se retrouvent dans des appartements de Shanghai et de Québec. Coup d'oeil... et conseils pour s'en éloigner.

Portées par les réseaux sociaux, les modes sont désormais planétaires. Au détriment de la variété, de l'originalité? En matière de décoration, la question se pose.

En 1956, Charles et Ray Eames sont sur le plateau d'Arlene Francis, animatrice de l'émission Home sur NBC. Ils sont à New York pour présenter leur nouveau fauteuil lounge, qui marquera l'histoire moderne du meuble.

La présentatrice discute avec eux de leur travail. «Y a-t-il un fil conducteur dans le design de vos chaises?», demande-t-elle. «L'attitude est toujours la même, répond le designer. Nous n'avons jamais conçu nos chaises pour entrer dans une mode. La société Herman Miller ne nous a jamais demandé de faire des pièces pour un marché ou une saison précise.»

Soixante ans plus tard, il serait présomptueux de contredire le designer et de dire que les chaises Eames sont à la mode. N'empêche qu'elles sont partout. Les magasins Structube, nüspace, Maison Corbeil, Canadian Tire et Bouclair, pour ne nommer que ceux-là, ont une version de la fameuse chaise Eiffel, tout comme le détaillant en ligne Amazon. Ces copies sont vendues à moins de 100 $.

La designer Eveline Simard, qui a elle-même conçu des meubles, estime qu'on a «galvaudé certains classiques du design». «Ils sont tellement copiés et on les voit tellement que ça abîme un peu leur réputation.»

«On devient tanné de voir des classiques quand, au contraire, par leur simplicité et leur histoire, ce sont des meubles qui devraient passer à travers le temps.»

Elle cite en exemple la chaise Wishbone conçue par le designer Hans Wegner dans les années 50. «En ce moment, on la voit beaucoup. Je suis prise intérieurement parce que c'est une chaise que j'adore et j'aimerais ça en acheter. Mais si j'en achète, est-ce que ce sera le même résultat dans cinq ans? Est-ce que je serai tannée de la voir? C'est 900 $ la chaise, c'est beaucoup d'argent», dit-elle.

«Harmonisation des goûts»

Les magazines de décoration, les publicités, les réseaux sociaux - Instagram à plus forte raison - renvoient souvent des images d'intérieurs qui se ressemblent, où les mêmes meubles se déclinent à l'infini. Dans un long essai publié en août dernier sur le site américain The Verge, le journaliste Kyle Chayka accusait les plateformes numériques de produire une «harmonisation des goûts». Il citait notamment le site Airbnb, qui permet de voyager partout dans le monde tout en gardant un confort et des repères esthétiques connus.

Professeure agrégée à la faculté de l'aménagement de l'Université de Montréal, Marie-Josèphe Vallée pense immédiatement au géant du meuble et de la décoration IKEA quand on lui parle d'uniformisation. «IKEA propage partout dans le monde l'image d'un intérieur idéal, d'une famille idéale. C'est une entreprise qui s'est implantée partout, à part peut-être dans certains pays plus pauvres. Les intérieurs d'Airbnb sont un peu calqués sur ce type d'intérieurs épurés, avec une idée du blanc, du fonctionnel. Je trouve que c'est un phénomène assez actuel, cette idée d'accorder une importance à l'esthétique intérieure, comme on apporte une importance à bien manger, à prendre soin de soi.»

Propriétaire des boutiques de décoration V de V à Montréal et Toronto, Fanny Vergnolle de Villers constate l'influence des réseaux sociaux et des modes, dont certaines qui ont fini par la lasser. Il y a quelques années, cite-t-elle en exemple, le hibou avait la cote sur bien des objets de décoration.

«Tout le monde a l'impression que le design est à portée de nos doigts avec Pinterest et Instagram. C'est certain que c'est une bonne source d'inspiration, mais ce qu'on voit est contrôlé par des algorithmes et on fait juste se faire conforter dans nos goûts. Je pense qu'il faut sortir du web, de notre cocon qui donne l'impression que tout le monde aime la même chose que nous», dit-elle.

PHOTO FOURNIE PAR DESIGN WITHIN REACH

Chaise Eames originale 598$

Trouver son style

Eveline Simard, qui est également présidente de la Coop Établi, spécialisée en vente de meubles conçus par des designers québécois, voit d'un bon oeil l'intérêt grandissant des gens pour l'aménagement intérieur, même si elle trouve «triste» de voir les classiques du design répliqués à l'infini.

«C'est positif qu'il y ait un intérêt et une volonté de créer des environnements plus beaux. Je suis convaincue que l'environnement dans lequel on vit a une incidence sur comment on se sent. Par exemple, j'aime les espaces minimalistes et en ordre. Pour d'autres, c'est le contraire. Que ce soit stylé, c'est une bonne nouvelle. Ça fait plus de gens qui vont être prêts à acheter des objets de design, des produits, des meubles avec une touche plus intéressante. Comme designer, ça veut dire que le marché va peut-être s'ouvrir», dit-elle.

L'architecte Kim Pariseau conçoit des projets de A à Z. Lorsqu'ils se présentent à elle, certains clients ont déjà en tête ce qu'ils souhaitent avoir. «Avec l'abondance d'images, le client va toujours me montrer des projets qui l'inspirent et des images qu'il a vues sur Instagram. On va regarder ce qu'il aime, mais mon travail, c'est de peaufiner, d'amener le client à un tout. Si tu veux installer une cuisine IKEA, va chez IKEA et monte-la, t'as pas besoin de moi!», dit-elle.

Avec son équipe, elle cherche à créer des espaces qui ressemblent à ses clients. «La déco, ça passe, c'est éphémère. On essaie de faire une architecture intemporelle. Il y a cinq ans, on ne pouvait plus voir les ampoules qui pendaient toutes seules dans les restaurants. Si j'avais fait ça partout, ça n'aurait plus de sens. Mais je n'ai pas d'a priori négatif. Si, dans un projet, les ampoules Edison, ça marche parce que ç'a été pensé comme ça, tant mieux», ajoute-t-elle.

«Je suis toujours les mêmes critères: la qualité, l'intemporalité, l'aspect narratif du design», dit pour sa part la designer Eveline Simard, parfois embauchée pour décorer des espaces. 

«Il faut savoir où miser, où bien investir son argent. Et il faut savoir où s'arrêter. C'est pour ça que c'est une profession. Ce n'est pas donné à tout le monde.»

Ainsi, plutôt que de copier et de répliquer à l'infini, l'architecte Kim Pariseau estime qu'il faut trouver son style. «C'est comme la mode. Quand quelqu'un a une personnalité et que ça se traduit dans ses vêtements, souvent ça va être beau. Mais quand on essaie de copier quelqu'un, ce n'est ancré dans rien. Dans une maison, c'est pareil: si ça te ressemble, ça marche, peu importe la direction dans laquelle ça va. Si c'est juste du copier-coller, c'est éphémère.»

PHOTO FOURNIE PAR CANADIAN TIRE

Chaise CanadianTire réplique 69,99$