Après l’échec de la contre-offensive d’été, les soldats ukrainiens déployés sur le front de l’Est se débattent désormais contre les températures glaciales, une pénurie de munitions et l’omniprésence d’un redoutable nouveau type de drones. Et vivent dans l’angoisse d’un front gelé, non seulement pour l’hiver, mais pour des années.

(Vouhledar et Chasiv Yar, dans le Donbass) « Un drone survole la position, tout le monde à couvert ! » Sacha*, jeune fantassin ukrainien, plonge dans une tranchée remplie de neige fraîche. D’interminables minutes s’écoulent en silence, ponctuées par le fracas de combats d’artillerie en cours derrière l’horizon. Puis un bourdonnement emplit soudain l’air matinal. Un petit drone commercial lévite à basse altitude avant de s’éloigner.

PHOTO ANTONI LALLICAN, COLLABORATION SPÉCIALE

À l’abri dans une tranchée après avoir été averti de la présence d’un drone non identifié près de sa position, Sacha, membre de la 58e brigade d’infanterie motorisée ukrainienne, attend des informations avant de reprendre sa route vers un avant-poste du front de Vouhledar, dans le Donbass, le 14 janvier.

Appartient-il aux soldats russes ? « Impossible de distinguer leurs drones des nôtres, il y en a partout », maugrée Sacha avant de poursuivre son chemin le long d’un dédale de tranchées séparant deux champs pétrifiés par les températures glaciales.

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À travers cette ouverture, Sacha observe les mouvements de troupes russes situées dans le village de Pavlivka à 1,6 km de son avant-poste.

Le sillon laisse bientôt place à un poste d’observation creusé sous terre. Deux vigies transies de froid y surveillent les plaines du Donbass à partir d’une meurtrière, à l’aide de simples jumelles.

En contrebas d’une pente douce, à moins de 2 km de là, les toitures enneigées du petit village de Pavlivka émergent dans une aurore rougeâtre. C’est là que sont installées les premières positions russes. « Ils sont environ 70 à tenir le village. Nous les voyons aller et venir chaque jour, mais nous ne nous affrontons que rarement. La dernière fois que les Russes ont tenté de prendre d’assaut notre position, c’était il y a environ deux mois. On les a tirés comme des lapins », explique Olexandre, l’une des deux vigies, une tasse de café fumant à la main, alors que la température avoisine les -10 °C.

« Le front est figé, probablement pour des années »

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Le soleil se lève sur Vouhledar, ville située à 2 km du front.

Trois kilomètres plus à l’est, la silhouette austère des immeubles de Vouhledar se dessine dans un horizon en feu. La bourgade minière, tenue par les troupes de Kyiv, a été il y a un an le théâtre d’une importante bataille. Près de 20 000 soldats russes accompagnés d’une colonne d’environ 300 blindés ont alors convoyé vers la ville à travers champs, avant d’être mis en déroute par l’artillerie ukrainienne. Moscou aurait perdu une brigade entière – soit près de 5000 soldats et 130 blindés. Cinq mois plus tard, les forces de Kyiv ont attaqué à leur tour 30 km plus à l’ouest, à partir du village de Velyka Novosilka.

Cette contre-offensive d’été s’annonçait prometteuse : les troupes de Volodymyr Zelensky avaient constitué un impressionnant stock d’armes occidentales et visaient à réaliser une percée en direction de la mer d’Azov. Or, le manque de couverture aérienne et la densité des lignes de défense adverses ont stoppé net la poussée ukrainienne. Depuis leurs échecs respectifs, les soldats russes et ukrainiens s’observent à Vouhledar en chiens de faïence.

Les Russes ont dressé des fortifications incroyablement denses, je ne crois pas que nous lancerons une nouvelle offensive avant bien longtemps. Le front est figé, probablement pour des années.

Olexandre, soldat ukrainien

Pénurie de munitions

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Un Bradley, blindé américain de combat, sur une route à proximité du front d’Avdiivka

Un peu plus au nord, la ligne de front est en revanche incandescente. La Russie mène depuis l’automne une offensive sur Avdiivka, une autre cité minière du Donbass. L’Ukraine, qui a redéployé là une partie de ses blindés occidentaux, cède peu à peu du terrain. Ce repli est en partie tactique : comme à Bakhmout, au printemps dernier, les soldats ukrainiens reculent en bon ordre pour infliger à l’ennemi un maximum de dégâts. Mais les ressources manquent. Kyiv tire chaque jour cinq fois moins d’obus que Moscou.

Lisez « Ukraine Uses Five Times less Artillery Ammunition than Russia – RUSI » (en anglais)

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Kirik, commandant d’artillerie dans l’armée ukrainienne, en position à l’arrière du front d’Avdiivka, à côté d’un de ses canons Howitzer de 152 mm, caché sous des branchages.

Il y a quelques mois, on tirait en moyenne 60 obus par jour. Maintenant, c’est 10 en moyenne. Certains jours, on ne tire pas du tout.

Kirik, commandant d’artillerie de l’armée ukrainienne

Après une dernière cigarette, ce quinquagénaire au sourire de plomb et d’or sort de la vieille maison louée à une grand-mère édentée, près d’Avdiivka, pour inspecter l’un de ses vieux obusiers ensevelis par la neige en lisière d’un bois. « L’Ukraine a épuisé son stock de munitions soviétiques, dont le calibre est différent de celui des canons aux standards de l’OTAN, s’inquiète Kirik. Le pays dépend plus que jamais de l’aide occidentale. »

Les drones FPV, nouveau danger

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Un soldat ukrainien manipule un drone FPV muni d’une charge explosive et d’une munition pour lance-grenades RPG-7, près de la ville d’Horlivka, dans la région de Donetsk.

Dans l’enfer blanc du Donbass, les soldats ukrainiens voient aujourd’hui leur planche de salut occidentale menacée. À Washington, le chèque de 61 milliards de dollars US destiné à Kyiv reste suspendu aux tractations entre la Maison-Blanche et les républicains. De l’autre côté de l’Atlantique, le chancelier allemand Olaf Scholz a qualifié les livraisons d’armes européennes à l’Ukraine prévues pour 2024 de « largement insuffisantes » et appelé ses homologues à soumettre une liste précise de leur contribution d’ici au prochain sommet européen, prévu le 1er février.

Côté russe, les usines d’armement tournent à plein régime et produisent des munitions d’un nouveau genre : les drones FPV, pour First Person View, ou « pilotage en immersion » en français.

Ces engins volants, pilotés à l’aide d’un casque de réalité virtuelle et chargés d’un peu plus d’un kilo d’explosifs, sont en passe de métamorphoser le champ de bataille.

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Olga Bihar, 32 ans, officière de la 241e brigade, dont le nom de guerre est « la sorcière », dans les ruines de Chasiv Yar, ville située près de Bakhmout

Leur petite taille et leur maniabilité les rendent redoutables, particulièrement pour l’infanterie. Ils peuvent rôder à la recherche d’une cible en mouvement et la viser illico, au contraire d’un canon d’artillerie dont les coordonnées de tir doivent être réglées pendant plusieurs minutes.

Olga Bihar, officière de la 241e brigade, à propos des drones FPV

Pour parer cette nouvelle menace, devenue omniprésente au cours de l’automne, la trentenaire oblige désormais ses troupes à laisser leurs véhicules à 5 km de leur position, puis à faire le reste du trajet à pied. De quoi paralyser un peu plus les opérations. « Cela complique la logistique, surtout en cas d’évacuation médicale. Certains blessés sont restés bloqués en première ligne pendant 12 heures et ont subi des engelures si graves qu’ils ont dû être amputés », détaille-t-elle tandis qu’une batterie antiaérienne crache une rafale en direction du ciel.

300 000 drones par mois

Selon les médias ukrainiens, la Russie produirait environ 300 000 drones FPV par mois. Soit six fois plus que l’Ukraine. Moscou a par ailleurs affirmé début janvier avoir formé une armée de 3500 pilotes de drones FPV en 2023, et devrait encore augmenter la cadence en 2024. « Il faut à tout prix que nous tenions la cadence, car les drones FPV sont devenus des armes cruciales », alerte Anatolii, commandant d’une unité ukrainienne spécialisée dans ce type de drones et actuellement déployée à Avdiivka.

Lisez « 3,500 Drone Operators Trained in Russia, Ministry of Defense Claims » (en anglais)

« Ils ne coûtent que quelques centaines de dollars à produire et peuvent, en se logeant dans les interstices, endommager des blindés à plusieurs millions. C’est en partie à cause d’eux que nous nous trouvons dans une impasse militaire. »

Côté ukrainien, le temps presse pour sortir de l’ornière. Chaque jour qui s’écoule permet à la Russie de fortifier ses positions, compliquant d’autant une nouvelle contre-offensive. Est-il déjà trop tard ? Certains soldats du Donbass en sont désormais persuadés. « Il faut un cessez-le-feu pour nous permettre de nous réarmer et de former la prochaine génération à repartir au combat. La nôtre a donné tout ce qu’elle pouvait, mais elle est exténuée. Elle n’avancera plus », lâche, dépité, un jeune officier ukrainien déployé aux alentours de Bakhmout.

* Les militaires nous ont demandé de ne pas révéler leur nom de famille pour des questions de sécurité.

L’Ukraine envisage une mobilisation d’ampleur

PHOTO THOMAS PETER, ARCHIVES REUTERS

Un homme passe à proximité d’un panneau publicitaire de l’armée ukrainienne, dans une rue de Kyiv, le 18 janvier. L’exécutif ukrainien prévoit mobiliser près de 500 000 nouveaux soldats.

L’Ukraine trouvera-t-elle les ressources nécessaires pour mener une guerre au long cours ? Face à l’impasse militaire sur la ligne de front, la question taraude l’état-major de Kyiv. L’arrivée des armes occidentales susceptibles de créer un choc décisif, comme les fameux avions de chasse F-16, va s’étaler sur des mois, voire des années. Les munitions disponibles dépendent de la capacité des alliés de Kyiv à transformer leurs industries de défense. Or celles-ci montrent jusqu’ici de sérieux retards à l’allumage. Les soldats ukrainiens déployés en première ligne, mobilisés depuis bientôt deux ans, sont quant à eux épuisés.

« Notre principal souci, c’est l’absence de main-d’œuvre », confirme Timur Gulamov, commandant d’artillerie de 27 ans rencontré à Kramatorsk, en arrière du front de Bakhmout. « Mes hommes n’ont pas eu de permission depuis près de huit mois. Certains développent de sérieux troubles mentaux, quand ils ne refusent pas carrément d’aller se battre. Et dans l’infanterie, les pertes sont immenses. » L’exécutif ukrainien travaille donc sur une nouvelle loi de mobilisation, qui devrait permettre de mobiliser près de 500 000 nouveaux soldats. La première mouture du texte, soumise au Parlement fin décembre, a été rejetée le 11 janvier. Certaines dispositions seraient contraires à la Constitution.

La guerre en chiffres

10 242

Nombre de civils tués depuis le début de l’invasion russe, le 24 février 2022, dont 575 enfants. On recense aussi près de 20 000 blessés.

1,5 million

Nombre d’enfants qui risquent de souffrir de stress post-traumatique et d’autres problèmes de santé mentale.

Selon l’ONU, 14,6 millions de personnes, soit environ 40 % de la population, ont besoin d’aide.

1000 villages et villes sont sans eau ni électricité en date du 10 janvier.

1435

Nombre d’attaques dirigées contre des établissements du système de santé ukrainien. Trois mille écoles et lieux d’enseignement ont aussi été endommagés ou détruits.

58

Nombre de morts causées par des frappes de drones russes en Ukraine en une seule journée – le 29 décembre – la plus meurtrière de 2023. Quelque 158 personnes ont aussi été blessées dans ces attaques.

Source : Bureau des droits de l’homme de l’ONU