L’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont affrontés pendant 44 jours dans le Haut-Karabakh. Un an plus tard, les plaies restent vives. Des milliers de personnes ont fui leur domicile. Chaque côté compte ses disparus. Le sort des détenus arméniens préoccupe particulièrement Erevan. Et l’utilisation d’une technologie canadienne dans les hostilités est dénoncée. Deuxième volet de la série de nos envoyés spéciaux, Janie Gosselin et Martin Tremblay

(Gyumri, Arménie) À la recherche des soldats disparus

« Reviens vite »

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Mels, 24 ans, soldat d’origine arménienne, venait d’être libéré par l’Azerbaïdjan quand La Presse l’a rencontré.

Une pluie fine tombe sur Gyumri, dans le nord de l’Arménie. Des femmes sont assises dans une salle de réunion de la municipalité, attablées devant des chocolats. Des hommes boivent du cognac dans de petits gobelets en plastique.

Mels* est appuyé sur le rebord d’une grande fenêtre. L’homme de 24 ans est libre depuis moins d’une semaine. Il a passé les 10 derniers mois dans une cellule de prison en Azerbaïdjan, le pays voisin avec lequel l’Arménie est en conflit.

« Même arrivé à Erevan, je ne croyais pas que j’étais libre, raconte l’homme d’une voix basse. C’est juste quand je me suis retrouvé dans les bras de mon frère et de mes parents que j’ai accepté que j’étais finalement libre. »

Pour les pères et les mères de prisonniers rassemblés dans la grisaille de l’automne, Mels et ses quatre camarades libérés au même moment incarnent l’espoir.

Le réserviste et étudiant en agriculture est l’un des 68 soldats de la région de Gyumri interceptés au même moment par les forces azerbaïdjanaises, le 13 décembre dernier, dans le Haut-Karabakh. Le cessez-le-feu conclu avec la médiation de la Russie était pourtant en vigueur depuis le 10 novembre précédent, après 44 jours d’affrontements.

La souveraineté du Haut-Karabakh, république autoproclamée, n’est pas reconnue par la communauté internationale. Ses frontières se trouvent officiellement en Azerbaïdjan, mais le territoire a fait l’objet de violentes disputes depuis l’écroulement de l’Union soviétique.

Le dernier embrasement, l’an dernier, aurait fait plus de 6500 morts.

Accusations

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Gyumri, deuxième ville d’Arménie, a vu 68 soldats de sa région interceptés par les forces azerbaïdjanaises. Les familles des détenus se réunissent pour se soutenir.

La question des soldats disparus ou emprisonnés reste brûlante en Arménie. Encore cette semaine, des combats entre les forces armées des deux pays ont mené à l’emprisonnement de 13 soldats arméniens, et 24 sont portés disparus, selon le gouvernement arménien, qui a aussi fait état de 6 soldats tués. L’Azerbaïdjan a de son côté déploré la mort de sept de ses militaires dans ces affrontements, mardi dernier.

Pour l’Azerbaïdjan, les soldats de Gyumri sont des « terroristes ». Le gouvernement a condamné ces soldats pour entrée illégale dans son territoire et possession d’armes, notamment.

Une trentaine des 68 militaires de la région ont cependant été libérés depuis.

Aucune raison n’a été avancée publiquement par les gouvernements azerbaïdjanais et arménien pour expliquer les dernières libérations, dont faisait partie Mels, en octobre.

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Anahit a laissé telle quelle la chambre de son fils, fait prisonnier l’an dernier à l’âge de 23 ans, en attendant son retour. Il a été condamné à six ans de prison, dans ce qui a été dénoncé en Arménie comme un simulacre de procès. « Je ne veux plus que des mères pleurent », dit la femme de 49 ans, souhaitant la paix.

En février dernier, l’Arménie estimait à 240 le nombre de détenus, civils et militaires, en Azerbaïdjan. Environ le tiers aurait été libéré.

Dans les derniers mois, des prisonniers ont servi dans les négociations entre les deux pays. Le 3 juillet dernier, par exemple, l’Azerbaïdjan a accepté de libérer 15 soldats en échange d’une carte détaillée des mines plantées par l’Arménie dans la région.

Deux journalistes avaient été tués par l’explosion d’une mine laissée par l’armée arménienne quelques semaines plus tôt, selon le gouvernement azerbaïdjanais.

« Reviens vite »

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La famille de Hagop, dont ses deux enfants, attend son retour avec impatience.

Outre les détenus confirmés, on compte toujours, un an après la fin du conflit, des centaines de disparus des deux côtés de la frontière.

Le nom de Hagop*, réserviste trentenaire père de deux enfants, s’est d’abord retrouvé sur cette liste.

Sa famille a cherché des réponses pendant deux mois, scrutant les vidéos sur le web – montrant parfois des scènes de torture et de décapitations – à la recherche de leur proche parmi les jeunes hommes.

« On avait reconnu des membres de son unité dans une vidéo, mais mon fils a trouvé une façon de ne pas se faire filmer par les Azerbaïdjanais », confie le père de Hagop.

Ils en ont finalement eu la confirmation en février : Hagop faisait partie des soldats interceptés en décembre. Il était vivant.

Après avoir fait les cent pas dans le salon de la demeure familiale de Gyumri, inquiet d’en dire trop et d’attirer les représailles, soucieux d’en dire assez pour que son fils ne sombre pas dans l’oubli, le père s’assoit. Il se rend chaque jour au bureau du gouverneur, dit-il, à la recherche de nouvelles, mais aussi avec l’espoir de faire bouger les choses.

La famille a pu entrer en contact avec Hagop, par l’entremise de la Croix-Rouge.

Sa fille de 5 ans a ainsi écrit à son père. « Reviens vite », a-t-elle demandé. Elle lui a aussi donné des nouvelles de l’évolution des framboisiers, plantés devant la maison peu avant son départ.

« Les enfants ressentent l’absence », note la femme du prisonnier, alors que leur fils de 4 ans sirote une boisson gazeuse, les yeux rivés sur des dessins animés.

Disparus

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Les familles des prisonniers détenus en Azerbaïdjan parlent à leur proche environ une fois par mois, par l’entremise de la Croix-Rouge.

La Croix-Rouge tente toujours de connaître le sort des disparus de chaque côté, en plus d’assurer un lien entre les prisonniers et leurs familles. L’organisme refuse toutefois de révéler le nombre exact de détenus confirmés, préférant se tenir loin de l’aspect politique du débat sur les chiffres, dit au téléphone Zara Amatuni, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge dans la région.

Du côté arménien, tous les détenus officiels azerbaïdjanais ont été libérés peu après la fin des hostilités. « Nous n’avons pas été informés d’autres cas de détention par les autorités », explique Mme Amatuni, établie à Erevan.

Il y a encore de nombreux cas de personnes portées disparues, et nous travaillons avec les autorités compétentes pour faire la lumière sur ces disparitions.

Zara Amatuni, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge dans la région

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On compte des centaines de disparus des deux côtés de la frontière depuis le nouvel embrasement l’an dernier au Haut-Karabakh.

Elle rappelle que le conflit de 2020 n’est qu’une nouvelle couche dans une tragédie pour les familles de la région, tant en Arménie qu’en Azerbaïdjan. « Il y a des cas de disparus qui n’ont toujours pas été élucidés depuis les années 1990, environ 4500 personnes dans la région, selon des informations collectées de familles dans nos bureaux d’Erevan, de Bakou et du Haut-Karabakh », précise-t-elle.

L’organisme tient à sa neutralité dans les conflits et n’a pas publié de rapports publics sur les conditions de détention.

Torture

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Le conflit de 2020 n’est qu’une nouvelle couche dans une tragédie pour les familles de la région, tant en Arménie qu’en Azerbaïdjan, où des milliers de disparitions n’ont toujours pas été élucidées.

Hagop n’a rien révélé à sa famille sur son traitement. « Mon fils n’est pas stupide, il sait ce qu’il ne doit pas dire », souffle son père.

L’organisme Human Rights Watch a répertorié de la torture et des « traitements cruels et dégradants » contre des prisonniers de guerre arméniens, dans un rapport publié en mars dernier. Électrochocs, coups, brûlures de cigarettes.

Les familles rencontrées, tout comme Mels, refusent d’aborder la question des mauvais traitements.

« Les normes sont respectées en ce moment, avec les visites de la Croix-Rouge », s’est contenté de dire Mels.

Le jeune homme fait son possible pour soutenir les familles des détenus, en les visitant et en participant à leurs rassemblements. « Je ne me sens pas entièrement libre tant que mes camarades sont encore là-bas », glisse-t-il.

*Les personnes interviewées ont demandé de taire leur identité par crainte de représailles sur les détenus arméniens en Azerbaïdjan.

Des drones dans le ciel, avec technologie canadienne

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Tatev Karapetyan et sa famille ont emménagé à Gomaran pendant la guerre. Du balcon, on voit la frontière avec l’Azerbaïdjan, au sommet de la colline.

Un bourdonnement, un grondement, un bruit sourd. Pour Anoush, 6 ans, et Gore, 4 ans, les sons inconnus se confondent depuis l’an dernier.

« Dès qu’ils entendent un bruit quelconque, leur première réaction, c’est de penser qu’il y a des drones », raconte leur mère Tatev Karapetyan, 30 ans.

La famille a quitté sa demeure du Haut-Karabakh, l’an dernier, pendant la guerre, et vit maintenant dans le village de Gomaran, dans le sud de l’Arménie.

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Anoush et Gore s’amusent, vaguement conscients de la bataille politique de territoire près de leur maison de Gomaran.

De leur salon, on aperçoit une colline à environ 1,5 km. À son sommet se trouve la limite de l’Arménie. L’Azerbaïdjan est de l’autre côté.

Les enfants s’amusent avec un ballon de La reine des neiges, vaguement conscients des batailles politiques de territoire.

Leur souvenir de la guerre se résume aux drones de surveillance et à leur déménagement précipité, leur village n’ayant pas connu la violence.

Technologie canadienne

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La frontière avec l’Azerbaïdjan est à environ 1,5 km à vol d’oiseau de la maison de Tatev Karapetyan.

Ils ne sont pas les seuls à avoir remarqué l’omniprésence des engins aériens.

L’utilisation des drones – de surveillance, mais aussi d’attaque – dans le conflit l’an dernier est vue comme un tournant dans les stratégies militaires modernes. Et une des clés du succès de l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie.

La présence de capteurs aériens canadiens dans ces appareils sans pilote a d’ailleurs causé un émoi pour nombre d’Arméniens – et forcé Affaires mondiales Canada à enquêter sur ses licences d’exportation vers la Turquie.

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Sergey Ghazaryan, représentant à Erevan du Haut-Karabakh, dénonce l’utilisation de drones dans la guerre l’an dernier.

On a les preuves que la Turquie avait envoyé [en Azerbaïdjan] des drones construits en Turquie avec des systèmes optiques canadiens, qui avaient été installés au mois de septembre, avant le début de la guerre.

Sergey Ghazaryan, représentant à Erevan du Haut-Karabakh

M. Ghazaryan désigne le Haut-Karabakh comme la « République de l’Artsakh », même si ce statut n’est pas reconnu par la communauté internationale.

La suspension des licences d’exportation de biens et de technologies militaires par le Canada vers la Turquie a été confirmée en avril dernier, au terme d’une enquête.

Affaires mondiales Canada a décliné la demande d’entrevue de La Presse, mais confirmé, dans un courriel, que les restrictions continuaient de s’appliquer.

Accusations

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Le village de Gomaran se trouve dans al région du Syunik, où les tensions avec l’Azerbaïdjan sont exacerbées par la proximité de la frontière.

« En apprenant l’utilisation de cette technologie au Haut-Karabakh, c’était la première fois que j’avais honte d’être canadienne », confie en visioconférence Sheila Paylan, originaire de Montréal.

L’avocate en droits de la personne, maintenant installée à Erevan, souhaite d’ailleurs que le gouvernement canadien s’implique dans un processus d’enquête. Des rapports de différents organismes, dont Amnistie internationale et Human Rights Watch, rapportent des allégations de crimes de guerre contre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, notamment des attaques indiscriminées.

Or, aucun des deux pays n’a ratifié le Statut de Rome. Ils ne sont donc pas des membres de la Cour pénale internationale, où peuvent être jugées ces violations. Ce qui ne leur donne pas l’impunité, mais complique le processus.

« Le conflit n’est pas réglé, il est seulement gelé de nouveau, rappelle l’avocate. La seule solution serait d’avoir un organisme régional ou international pour mettre en place une commission d’enquête, ce qui aiderait vraiment à se diriger vers une solution de paix durable pour la région. »

En septembre dernier, l’Arménie s’est tournée vers la Cour internationale de justice, accusant l’Azerbaïdjan de répandre la haine. Sheila Paylan agit à titre de consultante pour l’Arménie. Bakou a, à son tour, déposé une plainte quelques jours plus tard.

La Presse a voulu se rendre dans le Haut-Karabakh à partir de l’Arménie pour constater la situation, mais ses demandes d’autorisation ont été refusées par les représentants de l’Artsakh.

Des milliers de déplacés en situation précaire

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Hasmik Dalakian, ici avec sa fille Diana, 3 ans, s’est installée dans le village de Syunik pendant le conflit. Elle a tout laissé derrière elle.

Syunik, Arménie — La guerre faisait rage depuis près de trois semaines. À Zangilan, Hasmik Dalakian préparait des conserves pour l’hiver, seule avec ses trois enfants – son mari et son frère servaient dans l’armée. Elle était persuadée que sa ville du Haut-Karabakh resterait sous contrôle arménien.

Hasmik Dalakian hésitait à quitter l’endroit où repose la dépouille de son fils, mort à l’âge de 5 ans.

« Les soldats sont rentrés dans la ville et nous avons tout laissé, raconte la femme de 35 ans. Ils n’ont pas tiré, mais nous ont dit de foutre le camp. »

Trois jours plus tard, le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, annonçait la prise de contrôle de la ville.

La Presse a rencontré Mme Dalakian dans le village de Syunik, dans le sud de l’Arménie, non loin de la frontière avec l’Azerbaïdjan.

La vue de postes militaires azerbaïdjanais au loin ne l’inquiète pas outre mesure. « Qu’est-ce qu’on peut faire ? demande-t-elle en secouant la tête. On a d’autres problèmes pour l’instant. »

Situation précaire

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Hasmik Dalakian montre son logement dénudé, avec une porte d’entrée sans poignée et une toilette brisée, et déplore le manque de ressources, malgré l’aide d’organismes et du gouvernement.

Comme elle, quelque 90 000 Arméniens ont fui leurs demeures en raison du conflit de 2020, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), la majorité d’entre eux étant des femmes et des enfants. Ils étaient toujours quelque 36 000 personnes dans une situation « comme celle de réfugiés », selon les données de juillet dernier.

Du côté azerbaïdjanais, environ 40 000 personnes ont été déplacées en raison des hostilités, selon les données retransmises par l’ONU.

Le statut des déplacés internes reste précaire. En Arménie, l’UNHCR estime que les deux tiers d’entre eux gagnent moins que le salaire minimum.

La situation économique déjà difficile au pays a été aggravée par la guerre et la COVID-19.

« On a de la difficulté à arriver », confie Mme Dalakian, ajoutant que son mari « s’est cherché un emploi partout ». Ils font un peu d’argent en vendant des herbes qu’il cueille.

Aide humanitaire

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Le Montréalais d’origine Haik Kazarian (à droite sur la photo) a cofondé un organisme pour venir en aide aux déplacés du Haut-Karabakh.

Les déplacés du Haut-Karabakh se trouvent à différents endroits en Arménie. Dans la capitale, à Erevan, Haik Kazarian, Montréalais d’origine, s’affaire à charger un camion rouge de vêtements donnés à l’organisme qu’il a cofondé, Transparent Charity NGO.

Notre orientation, c’est qu’on aide seulement les personnes déplacées internes, et on donne de l’aide une seule fois par famille. Il y a tellement de gens qui ont besoin d’aide qu’on ne peut pas donner plus.

Haik Kazarian, de Transparent Charity NGO

Gayané Gharayan, 45 ans, attend son tour pour accéder au local où les bénéficiaires peuvent prendre des vêtements. La mère de trois enfants a quitté Steparnaket, dans le Haut-Karabakh, au lendemain du début de la guerre.

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Avec l’aide de bénévoles, Haik Kazarian s’affaire à charger un camion de vêtements donnés à l’organisme.

« On pensait que ce serait comme la guerre en 2016, qui avait duré quatre jours », note-t-elle.

Elle habite maintenant une maison à Erevan avec de la famille, où ils sont 20 à s’entasser, dit-elle. Stepanakert est resté sous contrôle arménien et elle compte regagner sa demeure. Une fois que des réparations pourront être faites à sa maison, fortement endommagée, dit-elle en soupirant.

*Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.

Rectificatif
Une erreur dans un bas de vignette identifiant mal Haik Kazarian a été corrigée. Nos excuses.