Bavures, texte de loi controversé, manifestations : la question des violences policières continue de faire la manchette en France. Ébranlé par la diffusion d’une vidéo incriminante, le gouvernement a tenté cette semaine de calmer le jeu, en revenant notamment sur le controversé article 24. Quel est le problème avec les « flics » ? Faut-il réformer la police ? Résumé.

Le déclencheur

La scène dure 15 longues minutes. Le 21 novembre, à Paris, dans le 17e arrondissement, trois policiers font irruption chez un producteur de rap, après l’avoir vu sans masque dans la rue.

Très rapidement, la situation dégénère. Michel Zecler, un grand Noir de 42 ans, est roué de coups de poing et de genou par les « agents de la paix ». Il appelle à l’aide. De jeunes musiciens qui enregistraient au sous-sol tentent de lui prêter main-forte. Éjectés du logement, les policiers lancent une grenade lacrymogène dans le vestibule. Michel Zecler et ses acolytes sont forcés de sortir, puis battus, devant une quinzaine d’autres policiers appelés en renfort. Les images sont choquantes.

La preuve

PHOTO FOURNIE PAR MICHEL ZECLER/GS GROUP, AGENCE FRANCE-PRESSE

Une vidéo montrant l’agression de Michel Zecler par trois policiers a été vue des millions de fois en ligne.

Captée par une caméra de vidéosurveillance, la scène va faire le tour des médias sociaux et être visionnée des millions de fois, suscitant un émoi national en France – d’autant qu’elle contredit clairement le rapport des policiers.

Ironie du sort : tout cela survient au moment où le gouvernement tente de faire adopter sa proposition de loi sur la sécurité globale, dont l’article 24, controversé, vise à interdire la diffusion « malveillante » des images des forces de l’ordre, ce qui pourrait nuire à la liberté d’informer.

La réaction

PHOTO THOMAS COEX, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation contre la proposition de loi « sécurité globale », à Paris, le samedi 28 novembre

Il n’en fallait pas plus pour que cette nouvelle affaire de brutalité policière relance le débat récurrent sur les excès des forces de l’ordre en France, un sujet particulièrement « chaud » depuis deux ans. Le samedi 28 novembre, des centaines de milliers de personnes ont manifesté en France, tandis que l’opposition pressait le gouvernement de retirer son article 24, destiné à protéger les policiers. Signe des temps : même des vedettes du foot (Griezmann, Mbappé), d’ordinaire discrètes sur le plan politique, se sont exprimées sur les médias sociaux.

« On est dans un très grand moment de tension. Je pense que la méfiance des Français vis-à-vis de la police est extrêmement élevée », résume le journaliste Valentin Gendrot, auteur du livre Flic, dans lequel il raconte son infiltration d’un an et demi dans la police.

Honte et recul

PHOTO THOMAS SAMSON, ASSOCIATED PRESS

Emmanuel Macron, président de la République française

Toute la semaine, l’État a tenté de calmer le jeu.

En entrevue vendredi, le président Emmanuel Macron a admis qu’il existait des « violences par des policiers ». Il a aussi abordé la question des contrôles au faciès, dont il a reconnu la réalité. « Aujourd’hui, quand on a une couleur de peau qui n’est pas blanche, on est beaucoup plus contrôlé. […] On est identifié comme un facteur de problème et c’est insoutenable », a-t-il regretté.

Macron a notamment promis le lancement d’une plateforme nationale de signalement des discriminations, gérée par l’État, le Défenseur des droits et des associations, en janvier.

Plus tôt dans la semaine, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin a lui aussi reconnu que la police française souffrait « peut-être de problèmes structurels », une étonnante volte-face pour celui qui la soutenait aveuglément jusqu’ici.

Ces déclarations contrastent avec le déni habituel des autorités face au problème de la brutalité policière en France. Dans la foulée, le gouvernement n’a eu d’autre choix que de rétropédaler face à l’article 24, en promettant de réécrire le texte controversé.

Les quatre policiers seront de leur côté poursuivis pour violence, pour faux en écriture, et sont soupçonnés de racisme.

Racisme et violence

PHOTO MARTIN BUREAU, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Évacuation d’un camp de migrants place de la République, à Paris, le 23 novembre

L’affaire Michel Zecler n’est pas un cas isolé.

Depuis le début de l’année 2020, d’autres scènes de brutalité policière ont fait la une des médias français : mort d’un livreur début janvier, insultes racistes de policiers, débordements lors de l’évacuation d’un camp de migrants en plein cœur de Paris.

Ces dérapages s’ajoutent à de nombreux cas de violence lors de la crise des gilets jaunes en 2018-2019, alors que de nombreux manifestants avaient été blessés par les forces de l’ordre. Selon les chiffres de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale), 868 plaintes pour violences policières ont été déposées en 2019, une augmentation de 41 % par rapport à 2018.

« Dans aucun autre pays européen, l’institution policière n’est à ce point et si souvent objet de controverse publique qu’en France », souligne Fabien Jobard, chercheur au CNRS, expert en sociologie de la police.

Gros arsenal

PHOTO CHRISTOPHE ENA, ASSOCIATED PRESS

Un policier utilise un lanceur de balles de défense pendant une manifestation des gilets jaunes à Paris, le 16 mars 2019.

Cette hausse s’explique. D’abord par l’arrivée des téléphones intelligents, qui permettent de documenter des bavures et des gestes racistes qui passaient auparavant inaperçus. Ensuite par l’arsenal de plus en plus lourd utilisé par la police depuis une quinzaine d’années.

Si elle utilise rarement des armes à feu, la police française dispose d’armes à létalité réduite « qui entraînent des mutilations qu’on ne voit dans aucune autre société européenne », souligne Fabien Jobard. Parmi celles-ci, les lanceurs de balles de défense (LBD), fusils à balles de caoutchouc abondamment utilisés pendant la crise des gilets jaunes, où 25 personnes ont perdu un œil et 5 ont eu la main arrachée. Un tournant dans la lutte contre les violences policières en France.

L’Allemagne et Lallement

PHOTO THOMAS SAMSON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Didier Lallement, préfet de police de Paris

Certains arguent que la violence de la répression est en proportion des violences des manifestants. Mais Fabien Jobard dit « ne pas avoir vu des mutilations de cet ordre en Angleterre ou en Allemagne ». Il est vrai que ces pays optent pour des stratégies moins offensives pendant les manifestations, privilégiant la désescalade plutôt que l’inverse.

Certains exigent désormais la démission du préfet de police de Paris, Didier Lallement, accusé d’être particulièrement cassant dans sa gestion du maintien de l’ordre. « Méthodes de psychopathe », « psychologiquement perturbé », a dit de lui Jean-Luc Mélenchon, chef de La France Insoumise.

Une meilleure formation

Le surgissement du terrorisme en France a eu des conséquences. Après les attentats du 13 novembre 2015, l’ex-président de la République, François Hollande, a décidé de recruter plus de policiers et de les mettre au plus vite « dans la rue ». Résultat : un niveau d’exigence à la baisse et des formations accélérées, qui limitent la compétence des agents.

Pour plusieurs, voilà le vrai nœud du problème. « On recrute aujourd’hui des policiers qu’on n’aurait jamais recrutés il y a 10 ans », résume Fabien Jobard.

Le journaliste Valentin Gendrot, auteur de Flic, confirme : « Je suis devenu policier en trois mois de formation. Parmi les gens qui étaient avec moi, il y en a un qui avait un casier judiciaire, un autre qui avait été proche des néonazis et un autre qui était journaliste. Ça montre déjà qu’il y a des trous dans la raquette… »

Les solutions

Valentin Gendrot soutient que les excès policiers sont le fait d’individus et non d’une culture généralisée. Mais il estime que des « actions concrètes » sont nécessaires et que le « déni » a assez duré. Révocation des fautifs. Lois « bien pensées ». Retour de la police de proximité, supprimée en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur.

« On n’a plus le temps du symbolique. Il faut taper sur la table. Il faut que les policiers se rendent compte qu’une intervention policière, ce n’est pas bar ouvert », siffle le journaliste.

En France, de plus en plus de gens plaident pour une réforme en profondeur de l’institution. Mais les syndicats de police sont puissants et la permanence de la menace terroriste ne favorise pas les changements.

« Ce n’est pas en période de guerre que vous allez réformer votre armée », résume Fabien Jobard.

L’expert évoque aussi le problème du financement et le fait que les habitudes soient bien ancrées.

« C’est la question de la culture, conclut-il. Il faut changer la perception que les policiers ont des manifestants, des minorités, de la force et même de la loi. Il faut leur réapprendre à apprécier le moment opportun de leur intervention, l’idée qu’il ne faut pas plus de force que nécessaire.

« Mais ça ne se fait pas du jour au lendemain, ça prendra beaucoup de temps. »

— Avec l’Agence France-Presse