(New York) À 231 jours d’un match retour Biden-Trump officialisé lors de primaires et caucus tenus mardi dernier, la sensation de déjà-vu ne s’étend pas aux sondages. Car si l’élection présidentielle de 2024 avait lieu ce lundi, le candidat démocrate, devenu président, s’inclinerait probablement devant son prédécesseur républicain, en raison notamment des intentions de vote exprimées par les électeurs des États clés.

La réaction de Joe Biden et de son camp à cette réalité est quasiment trumpienne. Dans un portrait consacré par le New Yorker au 46e président, un de ses proches conseillers affirme que les techniques de sondage « sont foutues ». « On ne peut joindre personne au téléphone », a-t-il confié. Lundi dernier, lors d’un déplacement au New Hampshire, son patron a formulé la même critique, précisant qu’on doit « faire six zillions d’appels pour joindre une personne sur son téléphone cellulaire ».

Que pense donc un sondeur aguerri de ces déclarations assimilées à du déni par certains analystes politiques ?

« C’est une attitude de perdants », répond le Québécois Jean-Marc Léger, dont l’entreprise tâte le pouls politique des Américains depuis 2016. « Si les sondages les plaçaient cinq points en avant, ils n’auraient pas la même réaction. Ils se laisseraient voguer sur les sondages. »

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Jean-Marc Léger, président et fondateur de Léger

« Prends Donald Trump, ajoute-t-il. Il ne publie que les sondages favorables sur Truth Social. »

En fait, le candidat républicain est déchiré ces jours-ci entre sa vieille habitude de dénigrer les sondages et l’envie de célébrer les plus récents, comme il l’a fait le 9 mars dernier lors d’un discours à Rome, en Géorgie, de façon plus ou moins cohérente.

« Je crois que je m’en sors bien – vous savez, les sondages sont tous truqués. Bien sûr, ces derniers temps, ils ne sont pas truqués parce que je gagne de beaucoup, alors je ne veux pas le dire. Ne tenez pas compte de cette déclaration. J’aime beaucoup les sondages. »

À la décharge de Joe Biden et de son camp, Jean-Marc Léger reconnaît que les sondages ne sont pas tous fiables.

Certains, réalisés par des organisations prorépublicaines ou prodémocrates, produisent des résultats qui tiennent beaucoup plus de la propagande que de la science. D’autres emploient les techniques les moins coûteuses, dont les appels automatisés, auxquels les jeunes ont tendance à ne pas répondre.

Mais il y a des sondeurs de qualité, selon M. Léger. Outre sa propre entreprise, le Québécois mentionne les duos New York Times/Siena College, CNN/SSRS et ABC News/Washington Post, de même que Fox News. « Aussi surprenant que cela puisse paraître, Fox News produit des sondages relativement bons », dit-il.

Une technique « fiable »

Tous ces sondeurs donnent l’avantage à Donald Trump sur Joe Biden sur le plan national ou dans les États clés. Mais, à plus de sept mois du scrutin, ils sont tout sauf prédictifs, y compris celui que Léger a réalisé aux États-Unis fin février. Ce baromètre créditait l’ancien président de 46 % des intentions de vote contre 42 % pour le président.

« On mesure du jello à ce moment-ci. Une élection, c’est quelque chose de changeant », dit Jean-Marc Léger. Et le sondeur d’ajouter : « La technique des sondages est fiable. C’est l’électeur qui ne l’est plus. »

Le phénomène n’est peut-être pas nouveau. L’histoire américaine fournit plusieurs exemples de revirement spectaculaire dans les intentions de vote. À la même période de la campagne présidentielle de 1980, le président démocrate Jimmy Carter devançait le républicain Ronald Reagan par 14 points de pourcentage. Il a perdu l’élection présidentielle par 10 points de pourcentage, une différence de 24 points de pourcentage.

Depuis 1944, les sondages réalisés à partir de la mi-mars ont manqué le résultat final du vote populaire national présidentiel par environ 8 points de pourcentage en moyenne, selon des données analysées par le site 538.

Cela dit, en 2020, la différence entre la moyenne des sondages nationaux à la mi-mars et le résultat final s’est avérée inférieure à 1 %.

Mais les sondeurs ont sous-estimé les appuis de Donald Trump dans les États clés, comme ils l’avaient fait en 2016. Selon Jean-Marc Léger, leur désir d’éviter la même erreur en 2024 les pousse peut-être à commettre l’erreur inverse.

« Regarde les primaires républicaines, les sondeurs ont partout surévalué les appuis à Donald Trump », dit-il.

Moments « magiques »

Dans le long marathon électoral qui mènera les candidats et les électeurs américains au 5 novembre, date du scrutin présidentiel, Jean-Marc Léger voit trois moments « magiques » qui sont susceptibles d’avoir un impact important sur l’opinion. Il s’agit de moments « où l’électeur est ouvert psychologiquement aux arguments de l’adversaire », selon le sondeur.

Ce dernier mentionne d’abord la période immédiate après les conventions des deux partis.

« Il y a vraiment dans les sondages des mouvements, en plus ou en moins, après ces évènements », dit-il.

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Le président américain Joe Biden a rencontré supporteurs et bénévoles lors d’une visite au Michigan dans le cadre de sa campagne électorale, jeudi.

Le premier débat présidentiel est un autre de ces moments magiques, selon lui.

Mais « l’important n’est pas le débat, c’est le débat sur le débat qui importe, soutient-il. Un peu comme ce qui s’est passé après le discours sur l’état de l’Union. L’important était moins le discours que le débat qui a suivi et qui était très favorable à Biden. Finalement, cet homme n’est pas sénile ou à l’article de la mort. »

Dernier moment magique de la campagne présidentielle : la toute dernière semaine. En 2020, par exemple, Donald Trump a réussi, dans la dernière ligne droite, à resserrer la course dans les États clés en multipliant les rassemblements et les attaques contre Joe Biden.

« Et j’ajoute un quatrième moment en 2024, renchérit M. Léger. Si jamais on voit Donald Trump avec des menottes et un habit orange, c’est fini. »

Du moins, selon les sondages actuels.