(New York) Yusef Salaam venait d’avoir 16 ans lorsqu’il a enfin appris l’histoire du prophète de la Bible et du Coran en l’honneur de qui son père, converti à l’islam, a choisi son prénom – avant de disparaître de sa vie.

Six mois plus tôt, il avait été emprisonné après avoir été accusé et condamné à tort avec quatre autres adolescents noirs et latinos de Harlem pour le viol et la tentative de meurtre d’une joggeuse blanche à Central Park, en avril 1989.

Joseph/Yusef, a-t-il découvert dans sa cellule, devint gouverneur d’Égypte et grand prophète après avoir survécu à l’esclavage et à la prison, où il avait été enfermé pour un viol dont il avait été injustement accusé.

« Mon esprit de 16 ans a été complètement bouleversé. Je n’arrivais pas à croire ce que je lisais », écrit Yusef Salaam dans Better, Not Bitter, ses mémoires publiés en 2022. « J’avais l’impression de découvrir toute mon histoire ; mon destin se déroulait sous mes yeux dans ces textes sacrés. »

La semaine dernière, le même homme, âgé de 49 ans, a rappelé ce moment aux journalistes de New York et d’ailleurs qui l’interrogeaient sur les raisons de son engagement politique.

Yusef Salaam n’a pas été élu gouverneur, mais il a réalisé un exploit électoral qui marque le début d’un nouveau chapitre dans une vie emblématique qui n’a peut-être pas fini de surprendre.

Près de 33 ans après sa condamnation, il a obtenu la confirmation de sa victoire éclatante lors d’une primaire démocrate pour un siège très convoité au conseil municipal de New York.

Après le dépouillement des derniers votes par correspondance, il avait franchi le seuil des 50 % de suffrages nécessaires pour être déclaré vainqueur dès le premier tour d’un scrutin préférentiel, avec deux fois plus de voix que sa plus proche rivale. Compte tenu de l’électorat du secteur de Harlem où il se présente, il est pratiquement assuré d’être élu en novembre prochain.

Les « Cinq disculpés »

Mercredi dernier, Gayle King, animatrice de la matinale CBS Mornings, lui a demandé quand il avait pris la décision de se lancer en politique.

« Très tôt, j’ai lu l’histoire de Joseph dans la Bible et dans le Coran », a-t-il répondu sur le plateau de cette émission diffusée partout aux États-Unis. « J’ai découvert que cet homme avait été accusé d’un crime qu’il n’avait pas commis, un viol, qu’il avait été emprisonné et qu’il était devenu un grand homme d’État en Égypte. Cela m’a inspiré, car j’ai été nommé en l’honneur de ce prophète. Mais tout cela a été balayé sous le tapis jusqu’en 2002, date à laquelle nous avons été déclarés non coupables. »

Cette année-là, les « Cinq de Central Park » sont devenus les « Cinq disculpés ». Un violeur en série, Matias Reyes, a fini par avouer avoir agressé la joggeuse Trisha Meili, banquière d’affaires de 28 ans, et avoir agi seul, aveu que de nouveaux tests d’ADN ont confirmé.

Or, rien ne garantissait le succès électoral de Yusef Salaam, qui a passé près de sept années en prison. Membre de l’Assemblée de l’État de New York, Inez Dickens, sa principale rivale, jouissait de l’appui du maire démocrate de New York, Eric Adams, et de l’élite politique de Harlem.

Mais le néophyte politique, qui gagne sa vie comme auteur et conférencier motivateur, a pour mentor un homme doté d’un flair certain. Keith Wright, président du Parti démocrate de Manhattan, l’a non seulement recruté, mais également vanté de façon à frapper l’imagination. À l’entendre, Yusef Salaam est le « Nelson Mandela de Harlem », dont le statut de « prisonnier politique » dans les années 1990 est un gage d’« authenticité ».

« Karma »

Sur le plan médiatique, Yusef Salaam a aidé sa propre cause en employant un seul mot pour réagir sur Twitter à l’inculpation à New York de Donald Trump, fin mars : « karma ».

Le destin de l’ancien président et des « Cinq de Central Park » est indissociable depuis que le promoteur immobilier a publié dans les journaux de New York une pub pleine page réclamant le rétablissement de la peine de mort dans l’État après l’agression de Trisha Meili.

« Comment notre grande société peut-elle tolérer la poursuite de la brutalisation de ses citoyens par des inadaptés détraqués ? », écrivait le futur président dans sa pub après l’arrestation des cinq adolescents, âgés de 14 à 16 ans, et auxquels la police avait arraché de faux aveux après de longs interrogatoires menés parfois sans la présence d’un parent ou d’un avocat.

Après son succès électoral, Yusef Salaam avait-il un mot à dire à Donald Trump ?

« Le type d’énergie que les Noirs ont toujours eu est une énergie d’amour, d’acceptation, d’égalité », a-t-il déclaré jeudi dernier sur CNN en réponse à une question sur l’ancien président. « Nous n’avons jamais voulu nous venger. Mais si les ‟Cinq disculpés”, comme on nous appelle maintenant, n’ont pas obtenu justice il y a 34 ans, est-ce que cela va être le moment où nous allons enfin voir la justice ? »

Pour le moment, Yusef Salaam se prépare à la prochaine étape de sa vie. En tant que conseiller municipal, il placera le logement abordable au sommet de ses priorités. Les plus cyniques pourraient n’y voir que la promesse convenue d’un politicien comme les autres.

Mais ce politicien en herbe se voit comme un « miracle » depuis qu’il a découvert l’histoire du prophète Joseph.

« J’ai appris que j’étais un miracle en devenir », écrit-il dans ses mémoires. « La découverte de qui j’étais m’a obligé à utiliser mes choix pour participer à ce miracle de manière significative. Chaque jour, j’avais la possibilité de faire fructifier ce miracle. »