(NEW YORK) 12 septembre 2021. La Cour suprême des États-Unis vient d’ignorer deux de ses précédents les plus importants en permettant au Texas de mettre en application sa loi antiavortement. Mais la juge Amy Coney Barrett s’évertue à défendre le caractère apolitique du plus haut tribunal américain.

« Mon but aujourd’hui est de vous convaincre que cette cour n’est pas composée d’un groupe de valets partisans », dit-elle en établissant une distinction entre les « philosophies juridiques » des juges et leurs opinions politiques personnelles.

« Parfois, je n’aime pas les résultats de mes décisions. Mais ce n’est pas mon travail de décider des causes en fonction des résultats que je souhaite », ajoute-t-elle.

PHOTO OLIVIER DOULIERY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La juge Amy Coney Barrett

Amy Coney Barrett tient ces propos lors de la célébration du 30e anniversaire du McConnell Center de l’Université du Kentucky. L’endroit doit son nom au sénateur du Kentucky Mitch McConnell, l’homme qui a peut-être fait plus que tout autre Américain pour politiser la Cour suprême.

Pour mémoire, l’ancien chef de la majorité au Sénat a empêché Barack Obama de remplacer le juge ultraconservateur Antonin Scalia par un juge modéré, Merrick Garland, au cours de la dernière année de sa présidence. La manœuvre a permis à Donald Trump d’ajouter un autre juge ultraconservateur à la Cour suprême après son élection, en l’occurrence Neil Gorsuch.

Le sénateur McConnell avait fait valoir à l’époque qu’il revenait aux électeurs de choisir le successeur du juge défunt en élisant Hillary Clinton ou Donald Trump. Quatre ans plus tard, il a ignoré sa propre règle afin d’orchestrer, tambour battant, le remplacement de l’icône progressiste Ruth Bader Ginsburg par Amy Coney Barrett, quelques jours à peine avant l’élection présidentielle de 2020.

Se peut-il que la juge Barrett n’ait pas compris l’incongruité de prononcer un discours sur l’indépendance des juges lors d’une soirée organisée en l’honneur de Mitch McConnell ?

Du mal avec la réalité ou la vérité

Depuis le début d’une session qui permettra à la Cour suprême de se prononcer sur deux des questions les plus controversées aux États-Unis, soit l’avortement et les armes à feu, Amy Coney Barrett n’est pas l’unique membre de ce tribunal à avoir démontré des ennuis à composer avec la réalité ou, ce qui est peut-être plus troublant encore, la vérité.

En octobre dernier, son collègue Samuel Alito a également senti le besoin de prononcer un discours pour défendre l’impartialité des juges de la Cour suprême. Il a notamment dénoncé « l’affirmation fausse et incendiaire selon laquelle [la Cour a] annulé ‟Roe c. Wade » » en permettant la mise en application de la loi du Texas sur l’avortement.

Le juge Alito semblait ainsi refuser d’admettre un fait incontournable : depuis le 1er septembre, la plupart des femmes du Texas n’ont plus accès à l’avortement, droit constitutionnel garanti depuis 1973 jusqu’à la 24e semaine de grossesse.

Le juge Brett Kavanaugh, lui, a mis en cause sa propre parole. Avant d’être confirmé à la Cour suprême par le Sénat, il avait répété à plusieurs reprises sous serment qu’il considérait l’arrêt « Roe c. Wade » comme « un précédent établi ».

Or, lors de l’audition récente de la Cour suprême sur la loi du Mississippi interdisant l’avortement après 15 semaines de grossesse, le juge Kavanaugh a comparé « Roe c. Wade » à « l’arrêt Plessis c. Ferguson ».

L’arrêt « Plessis c. Ferguson » de 1896 a légalisé la ségrégation raciale dans les écoles publiques du sud des États-Unis jusqu’à son renversement en 1954 par la décision « Brown c. Board of Education ». Autrement dit, « Roe c. Wade » serait un précédent établi… jusqu’à son renversement, selon le juge Kavanaugh. Tortueux.

Et que dire de sa comparaison entre un arrêt qui a privé les Noirs d’un droit constitutionnel et un arrêt qui en confère un aux femmes ?

Rien « que des actes politiques » ?

Mais les juges conservateurs ne sont pas les seuls à donner l’impression de vivre dans un monde illusoire ou mensonger.

Dans un livre publié l’été dernier, le juge progressiste Stephen Breyer, 83 ans, a devancé Amy Coney Barrett et Samuel Alito sur le thème de l’impartialité des juges.

« La loyauté d’un juge va à la règle de droit, et non au parti politique qui a contribué à obtenir sa nomination », a-t-il écrit dans The Authority of the Court and the Peril of Politics.

Ce serait donc un hasard si la philosophie juridique des juges conservateurs sur les questions les plus controversées correspondait aux positions politiques des présidents républicains qui les ont nommés à la Cour suprême.

Au moins une des deux collègues progressistes du juge Breyer, Sonia Sotomayor, semble en douter. Lors de l’audition de la loi du Mississippi sur l’avortement, elle a déclaré que les parlementaires républicains de cet État avaient adopté leur mesure inconstitutionnelle en sachant que la nouvelle majorité de la Cour suprême avait été créée expressément par Donald Trump pour renverser « Roe c. Wade ».

Cette institution survivra-t-elle à la puanteur que cela crée dans la perception publique que la Constitution et sa lecture ne sont que des actes politiques ? Je ne vois pas comment c’est possible.

La juge Sonia Sotomayor

Amy Coney Barrett pourrait évidemment créer la surprise en la faisant mentir. Elle a déjà exprimé son opposition personnelle à l’avortement et son appui à l’élimination de certaines lois sur les armes à feu. Les lois du Texas et du Mississippi sur l’avortement pourraient ainsi lui donner l’occasion d’aller à l’encontre des résultats qu’elle souhaite.

Idem pour la loi de New York qui interdit à la plupart des résidants de l’État de sortir armés de leur domicile.

La juge Barrett et ses collègues se prononceront sur ces causes fin juin ou début juillet. Ils trancheront aussi d’autres dossiers, dont les obligations vaccinales de Joe Biden et l’accès de la commission d’enquête sur le 6-Janvier aux documents de Donald Trump.

En attendant, Sonia Sotomayor n’a pas tort : ça ne sent pas très bon du côté de la Cour suprême.

61 %

Proportion d’Américains qui estiment que la Cour suprême est principalement motivée par la politique, selon un sondage de l’Université Quinnipiac publié le 19 novembre dernier