La question raciale au cœur du procès

(New York) Il n’y a pas assez de Noirs au sein du jury et il y en a trop parmi les spectateurs.

La question raciale ne pouvait être escamotée au procès des trois hommes blancs accusés du meurtre d’un jeune joggeur noir, Ahmaud Arbery, le 23 février 2020, dans une enclave blanche près de Brunswick, municipalité du sud de la Géorgie.

Mais personne ne s’attendait à ce qu’elle fasse douter aux deux parties de la possibilité d’un verdict juste et impartial à l’issue du procès, qui s’est ouvert le 5 novembre dernier.

Les procureurs du comté de Glynn ont été les premiers à émettre ce doute après la sélection des jurés. Après deux semaines et demie d’interrogatoires, 64 candidats, dont une douzaine d’Afro-Américains, avaient été présélectionnés.

Or, onze Blancs et un seul Noir ont été retenus pour former le jury. À Kenosha, dans le Wisconsin, un jury semblable a commencé mardi ses délibérations dans le procès de Kyle Rittenhouse, ce jeune Blanc de 18 ans qui a tué deux personnes blanches en marge de manifestations contre le racisme et la brutalité policière, le 25 août 2020.

Mais le facteur racial n’a pas été abordé de front lors du procès de Kenosha. En revanche, le juge au procès de Brunswick, Timothy Walmsley, a reconnu d’emblée que la composition du jury semblait découler d’une « discrimination intentionnelle ».

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Timothy Walmsley, juge de la Cour de justice du comté de Glynn, en Géorgie

Mais il s’est dit impuissant à corriger ce déséquilibre racial. Pourquoi ? Parce que, a-t-il expliqué aux procureurs du comté, les avocats de la défense ont invoqué d’autres raisons que la race pour exclure la plupart des jurés noirs potentiels.

Explication insatisfaisante aux yeux de Ben Crump, l’un des avocats de la famille Arbery, qui a dénoncé « un effort cynique pour aider ces tueurs de sang-froid à échapper à la justice ».

Le comté de Glynn, dont Brunswick est le siège, compte environ 27 % de Noirs et 64 % de Blancs.

Trop de « pasteurs noirs »

Lundi, les avocats de la défense ont remis à leur tour la question raciale sur le tapis. Ils ont demandé au juge Walmsley d’annuler le procès en invoquant la présence parmi les spectateurs de Jesse Jackson, célèbre militant des droits civiques.

Mais avant de formuler cette requête, Kevin Gough, un des avocats de la défense, a prié le juge de faire en sorte que le pasteur noir de Chicago quitte la salle d’audience.

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Kevin Gough, un des avocats de la défense

Il n’y a aucune raison pour que ces icônes du mouvement des droits civiques soient ici. Avec tout le respect que je leur dois, je dirais […] qu’inévitablement, un juré va être influencé par leur présence.

Kevin Gough, un des avocats de la défense

La semaine dernière, il avait tenu des propos semblables pour se plaindre de la présence du pasteur noir de New York Al Sharpton parmi les spectateurs.

« Nous ne voulons pas que d’autres pasteurs noirs viennent ici […] s’asseoir avec la famille de la victime, pour essayer d’influencer le jury dans cette affaire », avait-il dit avant d’être rabroué par le juge.

Kevin Gough et un autre avocat de la défense sont cependant revenus à la charge lundi. Ils ont dit au juge que les jurés avaient observé Jesse Jackson au côté de la mère d’Ahmaud Arbery quand celle-ci s’est mise à pleurer à la vue d’une photo de son fils présentée par un procureur.

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Marcus Arbery, le père d’Ahmaud, était accompagné par le célèbre pasteur Jesse Jackson, mardi, lors du procès de Travis McMichael, de son père Gregory McMichael et de William « Roddie » Bryan, à Brunswick, en Géorgie.

« Votre honneur, je dirais, avec tout le respect que je dois au révérend Jesse Jackson, que sa démarche n’est pas différente de celle consistant à faire venir des agents de police ou des gardiens de prison en uniforme dans une petite ville où un jeune homme noir a été accusé d’avoir agressé un policier ou un agent des services correctionnels », a dit Kevin Gough en demandant l’annulation du procès.

« M. Gough, à ce stade, je ne sais pas exactement ce que vous tentez de faire », a répondu le juge en rejetant sa requête.

« Un brin d’équité »

Comme Kyle Rittenhouse au Wisconsin, les trois accusés de Géorgie – Travis McMichael, son père Gregory McMichael et William « Roddie » Bryan, qui a filmé la mort d’Ahmaud Arbery – ont plaidé la légitime défense.

Leurs avocats affirment qu’ils ont tenté de procéder à une arrestation citoyenne après l’appel d’un voisin à la police pour signaler la présence d’Arbery sur le chantier d’une maison en construction. Les trois hommes ont raconté qu’ils soupçonnaient le jeune Noir d’avoir commis des cambriolages dans le voisinage.

Arbery, un adepte du jogging, a été atteint de trois balles, dont deux à la poitrine, après avoir été pourchassé en voiture pendant cinq minutes par les trois hommes et confronté par Travis McMichael, qui tenait un fusil.

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Travis McMichael est l’un des trois accusés pour la mort d’Ahmaud Arbery, le 23 février 2020, à Brunswick, en Géorgie.

Au cours de la confrontation, Arbery a donné des coups de poing à McMichael et tenté de lui arracher son arme.

Lundi, Jesse Jackson a comparé la mort d’Ahmaud Arbery à celle d’Emmett Till, cet adolescent noir de 14 ans tué par des Blancs du Mississippi en 1955 pour avoir, selon certains témoignages, sifflé au passage d’une fille blanche. Le pasteur a cependant dit avoir détecté « un brin d’équité » au sein du jury au cours des deux journées où il a assisté au procès.

Quant à son vieux compagnon de route, Al Sharpton, il a annoncé sa participation jeudi à une marche et à une manifestation devant le palais de justice de Brunswick, où il entend former « un mur de prière » avec plus de 100 pasteurs noirs.