S'il y a une fois dans l'histoire du tourisme québécois où un embargo sur l'applaudissement à l'atterrissage d'un avion aurait dû être décrété, c'est probablement jeudi après-midi, quand notre vol s'est posé à Saint-Domingue.

Mais bon, les Québécois qui s'en allaient se faire dorer la couenne en République dominicaine ne pouvaient pas savoir que ces applaudissements étaient légèrement emmerdants pour les Haïtiens qui, dans ce Boeing de Sunwing, n'étaient qu'à mi-chemin d'un périple épuisant vers Port-au-Prince...

J'étais à bord de cet avion, avec Agnès Gruda et Tristan Péloquin, de La Presse. Avec quelques-uns de ces Haïtiens, nous avons affrété trois minibus pour le trajet de Saint-Domingue à Port-au-Prince, un voyage de 400 km.

Dans notre modeste équipage, les Haïtiens de Montréal affichent un moral en acier inoxydable quand on sait pourquoi ils sont là, sur la route surchauffée, loin de l'hiver québécois.

Ils sont là, filant vers l'ouest de l'île d'Hispaniola, pour aller prêter main-forte à des proches affectés par le séisme. Un homme allait à la recherche de ses trois enfants, dont il était sans nouvelles. Une femme allait, tout simplement, porter un collet cervical - le genre de truc introuvable à Port-au-Prince - à un parent souffrant le martyre pour cause de blessure à la colonne vertébrale.

Quatre heures d'avion, plus de huit heures de route pour livrer un collet cervical ?

C'est de l'amour anpil*, ça.

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Je vous écris ces lignes après un vendredi de reportage à Port-au-Prince. Tristan, Agnès et moi relevons l'équipe de La Presse dépêchée ici après le séisme du 12 janvier, dont vous avez pu lire les textes et apprécier les photos formidables depuis une dizaine de jours.

Le mot «chaos» décrit mal la ville. «Désordre» convient mieux. On ne sait pas qui mène. Et personne ne mène vraiment ces efforts pour acheminer des vivres aux sinistrés. Ça se fait à la va-comme-je-te-pousse. Tout croche.

Le plus impressionnant?

C'est la vue de ces immeubles recroquevillés sur eux-mêmes, terrassés, déversant des gravats sur la chaussée. Les photos et les clips de la télé ne rendent pas justice à ces tableaux tragiques qu'on admire, stupéfié, à hauteur d'homme.

Le plus triste?

Ces bidonvilles flambant neufs érigés en catastrophe par les sinistrés, sur des terrains de soccer. De véritables quartiers de tentes improvisées, faites de draps et de toiles.

J'ai été bouleversé par ma visite de Port-au-Prince, aujourd'hui. Particulièrement par ce que j'ai entendu dans un de ces nouveaux bidonvilles, qui n'a pas vu l'ombre d'une poche de riz de la US Aid, d'un médecin de MSF ou d'un flic de l'ONU depuis une semaine. J'y reviendrai.

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Au poste-frontière, pas moyen de passer. Les militaires dominicains refusaient d'ouvrir la barrière. La route vers Port-au-Prince, disaient-ils, est trop dangereuse. Des bandits armés arrêtent les véhicules pour voler les voyageurs.

Pour les véhicules haïtiens? Pas de problème.

Personne n'avait envie de faire du camping sauvage dans le parking de ce poste-frontière, malgré la beauté à pleurer d'un ciel aux étoiles scintillantes comme seul un ciel sans pollution visuelle peut offrir. Il fut donc décidé de partir le soir même, dans un véhicule haïtien.

D'où ce tap-tap coloré - ils le sont tous - qui s'est montré dans le parking du poste-frontière. Qu'est-ce qu'un tap-tap? C'est une sorte d'autobus artisanal, si on veut. Un gros pick-up où s'entassent humains et bagages.

Pourquoi appelle-t-on ça un tap-tap?

Eh bien, mon créole est plus que rudimentaire, mais j'imagine que la convergence des routes haïtiennes cahoteuses et des suspensions capricieuses de ces véhicules fait que cela vous tape-tape le cul anpil...

Nous avons donc improvisé un convoi, pour intimider d'éventuels bandits, avec un minibus composé de travailleurs humanitaires musulmans turcs (que j'ai vus prier dans le poste-frontière) et d'infirmières floridiennes chrétiennes (que je n'ai pas vues prier, mais qui m'ont donné du «God bless you»), entassées dans un gros Suburban noir.

Parcours sans histoire et sans brigands; étoiles au-dessus de nos têtes, diesel dans nos narines. Petite escale dans un orphelinat où allaient oeuvrer les infirmières floridiennes chrétiennes.

Un gardien nous a accueillis, un revolver à la main comme on dit une gourde d'eau. Les gens dormaient dehors dans l'espoir d'échapper à la mort si un nouveau séisme détruisait l'édifice.

Dans le tap-tap, malgré les incessants arrêts et départs, la partie haïtienne de l'équipage faisait preuve d'une bonne humeur qui défiait les éléments, l'Histoire et le destin. Arrivée à Port-au-Prince à minuit pile.

Devant l'ambassade canadienne, des gens ne dormaient que d'un oeil, espérant s'échapper d'Haïti si seulement, au petit matin, un fonctionnaire pouvait leur donner le document qui leur ouvrirait les portes du plusse-meilleur-pays-au-monde.

Ah, oui, j'oubliais...

Personne, dans notre tap-tap, n'a applaudi quand il s'est immobilisé.

* Ampil, en créole: beaucoup