Les services de renseignement belges n'ont pas été surpris par les attentats qui ont ensanglanté Bruxelles, hier. Au contraire, ils les appréhendaient depuis des années, mais leurs avertissements n'ont jamais été entendus par les responsables politiques du pays, coupables d'attentisme, dénonce un ancien membre du Service général du renseignement et de la sécurité (SGRS).

« J'accuse la Belgique d'avoir été attentiste depuis des années et de n'avoir jamais donné les moyens aux services de renseignement de faire leur travail professionnellement, pour tenter de prévenir ce genre d'attaque », écrit Bernard Snoeck dans une lettre très dure envers les autorités belges.

La lettre, intitulée « J'accuse ! L'attentat que les services craignaient », est une charge à fond de train contre les dirigeants du pays, accusés d'avoir sous-financé les services de renseignement et de ne pas avoir mis en place les législations qui permettraient une action efficace. « Je ne suis pas le seul à le penser, mais j'ai une plus grande liberté de parole que mes anciens collègues », a expliqué, en entrevue téléphonique, M. Snoeck, qui a quitté le SGRS en 2012.

« J'accuse les responsables politiques de n'avoir jamais voulu comprendre la montée de l'islam radical et de l'avoir délibérément ignorée pour cause d'électoralisme et de "politiquement correct", écrit-il. Je les accuse d'avoir laissé plusieurs communes belges développer un radicalisme djihadiste depuis des années, au point qu'un responsable socialiste m'avait un jour dit : "Nous connaissons le problème de Molenbeek mais, que voulez-vous, c'est un électorat qu'on ne peut négliger". »

Molenbeek est ce quartier de Bruxelles d'où provenaient certains membres de la cellule ayant perpétré les attentats du 13 novembre à Paris. C'est là que se terrait toujours l'un d'eux, Salah Abdeslam, jusqu'à son arrestation, vendredi.

LES « BOURGMESTRES »

Trop longtemps, la Belgique a péché par excès de communautarisme, « ce que vous appelez chez vous des accommodements raisonnables », estime Alain Chouet, ancien officier de renseignement français, qui a aussi travaillé auprès du SGRS.

« En Belgique, le vrai pouvoir réside chez les bourgmestres, c'est-à-dire chez les maires des communes locales, explique-t-il. Certains de ces bourgmestres, notamment autour de Bruxelles, ont bâti toute leur carrière en s'appuyant sur le vote des communautés musulmanes. En pratique, ils interdisaient à la Sûreté fédérale belge d'interférer avec leurs communautés musulmanes et de s'y intéresser de trop près. »

M. Chouet rappelle que, dans les années 60, le roi des Belges avait confié l'encadrement des communautés musulmanes au roi de l'Arabie saoudite.

Aujourd'hui, la Belgique compte la plus importante proportion de départs en Syrie parmi les pays occidentaux. En janvier 2016, il y avait 470 combattants belges en Syrie et en Irak, selon une estimation de Rik Coolsaet, de l'Université Ghent.

« Je me souviens des propos d'un responsable de la Sûreté de l'État qui s'énervait lorsque je disais en 2001 que la Belgique était une base arrière du terrorisme depuis des décennies. Une situation connue depuis plus de 20 ans et pour laquelle rien ou presque n'a été fait faute de moyens et de volonté. Toujours ce politiquement correct qui gouverne notre pays ! », écrit M. Snoeck dans sa lettre.

INÉGALITÉ ET EXCLUSION

Mais si la Belgique fait ainsi face au terrorisme islamiste, c'est en raison d'une multitude de facteurs, estime pour sa part Benoît Gomis, analyste rattaché au Chatam House de Londres. Il cite « les inégalités politiques, économiques et sociales et les échecs des politiques d'intégration », ainsi que « les difficultés institutionnelles de l'État belge et de la Ville de Bruxelles, qui compte à elle seule dix-neuf municipalités et six autorités policières ».

Une analyse partagée par Jabeur Fathally, expert en terrorisme international à l'Université d'Ottawa. « Là où la situation économique, politique et sociale est défavorable, il existe une tendance plus poussée pour commettre ou perpétrer ces actes. Dans certains pays européens, notamment en France et en Belgique, il y a cet esprit de ghetto. Molenbeek est devenu un ghetto. »

Cela dit, « ce sont des années de mauvaise gestion et de défaut de prévoyance qui sont à l'origine de cette situation ; le gouvernement actuel ne fait que tenter de colmater les brèches d'une situation héritée de ses prédécesseurs. Mais maintenant, il nous faut réagir et proposer des solutions. Ce n'est plus un choix, c'est une obligation que nous devons aux victimes du terrorisme et afin de remédier à nos incompétences », indique M. Snoeck.

M. Chouet est d'accord : « La prise de conscience est extrêmement douloureuse pour les Belges, mais je pense qu'on va maintenant en Belgique laisser un peu plus de latitude aux services de sécurité pour faire leur travail. »

Mais pour les victimes des attentats du métro et de l'aéroport de Bruxelles, il est trop tard, se désole M. Snoeck. « Toutes mes pensées se dirigent bien sûr vers les victimes et leurs familles. Mais ma colère se tourne aujourd'hui vers le monde politique. Si les coupables sont bien évidemment les djihadistes, il y a également des personnes responsables d'avoir laissé ces attaques se perpétrer ; et elles devront rendre des comptes aux citoyens belges. »

- Avec Marc Thibodeau, La Presse