Lina Labadidi et son père Mahmoud ont mis 24 jours à parcourir les 2594 kilomètres qui séparent Alep de Berlin. Ils ont voyagé à pied, en bus, en train et en bateau. Ils ont payé des passeurs, affronté la mer, la pluie et l'hostilité de la police hongroise.

Et hier matin, l'étudiante de 18 ans et son père, technicien de laboratoire, sont finalement arrivés à destination. «Pour nous, l'avenir est en Allemagne», dit la jeune Syrienne, qui prévoit entreprendre des études en médecine dès que sa connaissance de l'allemand sera suffisante.

Son seul souci: sa mère, qui n'a pas eu le courage de se lancer dans un tel périple. Et qui se trouve toujours à Alep, ville martyre où la vie s'est arrêtée après plus de quatre années de combats et de bombes. Il n'y a plus rien qui fonctionne, là-bas: ni les écoles, ni les universités, ni les services médicaux. Rien. «La situation est terrible, on ne peut plus vivre à Alep», dit la jeune réfugiée.

Comme les 650 autres rescapés qui ont rejoint Berlin au cours du dernier week-end, après que la Hongrie les eut laissés partir pour l'Autriche, Lina et son père ont suivi la «route des Balkans» à destination de l'Allemagne, l'un des rares pays européens à avoir ouvert les bras aux réfugiés. Quand les premiers autobus sont arrivés dans la capitale allemande, dans la nuit de dimanche à hier, ils ont été accueillis par des ballons et des affiches de bienvenue.

Hier, les Berlinois continuaient à venir porter leurs dons - vêtements, jouets, couvertures - à la caserne militaire de Spandau, en banlieue de Berlin, où sont rassemblés un millier de réfugiés.

Des rangées de tentes en toile ont été dressées dans la cour de la caserne. De nouveaux groupes de réfugiés continuaient à y affluer, hier après-midi, traînant leurs valises et leurs enfants, l'air épuisé. Autour d'eux, la vie reprenait ses droits. Des gamins sautaient sur un trampoline, jouaient au soccer ou s'amusaient avec des trottinettes apportées par des gens du quartier.

Enveloppée dans une couverture de laine, Lina se rappelait les moments les plus difficiles de son voyage. La traversée vers l'île grecque de Samos, entassée avec une cinquantaine de personnes sur une embarcation de 7 mètres. Le passage de la frontière entre la Serbie et la Hongrie, alors qu'elle a marché cinq heures sous la pluie, éclairée par les phares menaçants des hélicoptères de la police hongroise. Et les deux nuits qu'elle a passées dans des camps, en Hongrie: «Les tentes étaient déchirées, nous devions dormir sur le sol, sans matelas, et je me suis fait dévorer par les moustiques.»

Mauvais souvenirs

Elle n'est pas la seule à avoir gardé de mauvais souvenirs de son équipée. «Les réfugiés ont des histoires terrifiantes à raconter, ils sont épuisés, mais avant tout, ils sont heureux d'être à Berlin», résume Matthias Nowak, porte-parole de l'ONG Maltheser Hilfsdients, qui offre des services médicaux aux réfugiés. Selon son recensement, la moitié d'entre eux voyagent en famille, souvent avec de jeunes enfants.

C'est le cas de Majed Allaf, un comptable de 37 ans, originaire d'Alep lui aussi, qui est arrivé à Berlin il y a une semaine, après avoir passé quatre semaines sur la route avec sa femme Hasnaa, prof de biologie, et leurs enfants de 1 et 2 ans.

Croisé alors qu'il fouillait dans un panier de vêtements, Majed m'a invitée à le suivre dans la chambre qu'il occupe dans une des baraques de la caserne.

À Alep, la famille vivait dans une zone visée autant par les bombes du président Bachar al-Assad que par les tirs du Front al-Nusra, une des milices islamistes qui combattent le régime.

Quand les bombardements se sont intensifiés, Majed a amené sa famille dormir à l'hôpital voisin. Quand il est retourné voir sa maison, il n'a vu que des ruines et des corps déchiquetés. Le stress des bombardements avait accentué l'asthme de sa fille Laila, alors que les médicaments dont elle a besoin sont devenus introuvables à Alep. C'était assez. Il a assis sa fille sur ses épaules, a pris son fils dans ses bras, a attaché un sac sur son dos et s'est mis en marche vers la Turquie.

Il n'y est pas resté longtemps: «Il n'y a pas de travail en Turquie alors que tout coûte très cher.» La famille s'est donc rendue à Izmir, pour s'embarquer sur la Méditerranée. Prix du billet: 2000$. La traversée a duré sept heures. À un moment, le moteur a lâché et l'eau a commencé à monter dans le bateau. Majed et sa femme ont alors cru qu'ils allaient mourir. Heureusement, des secouristes grecs sont venus à leur rencontre. Et quand il a entendu parler de l'histoire du petit Aylan Kurdi, noyé lors de la même traversée, il a pensé que sa famille aurait pu connaître le même sort...

Chaussures déchirées

Une fois entrée en territoire européen, la famille Allef a entrepris sa montée vers le nord: Macédoine, Serbie, puis Hongrie, pays dont ils ont gardé un très mauvais souvenir. «Les policiers étaient agressifs, ils nous battaient, ils ne nous traitaient pas comme des humains.»

Comme la plupart de ses compagnons d'infortune, Majed veut maintenant s'établir en Allemagne, le pays qui a ouvert ses portes à la vague de réfugiés fuyant des pays ravagés par la guerre, comme la Syrie, mais aussi l'Irak et l'Afghanistan.

«Je veux apprendre la langue, je veux travailler et gagner ma vie», assure l'homme qui a tellement marché pour arriver à Berlin qu'il en a déchiré ses chaussures.

Il assure que son coeur reste en Syrie, pays où il aurait préféré vivre s'il n'avait pas été ravagé par la guerre. «Ma soeur et mes parents sont restés là-bas, mais ils dorment dans une mosquée...»

Longtemps, il a cru que le conflit allait s'apaiser. Aujourd'hui, il n'en voit plus le bout. Et c'est en Allemagne qu'il espère reconstruire une vie normale. Aux côtés des quelque 13 000 autres réfugiés qui ont franchi la frontière allemande au cours des derniers jours pour aller vers d'autres villes telles que Dresde ou Hambourg. Et aux côtés des 800 000 autres réfugiés que le pays compte accueillir dans les mois qui viennent.

PHOTO KERSTIN JOENSSON, AP

Ces deux jeunes réfugiés semblaient heureux et soulagés d'être enfin arrivés à destination, hier, à la gare de Munich.