De l’Irak à l’Ukraine en passant par l’univers imaginaire de François Bugingo et le CHSLD LaSalle, la journaliste Isabelle Hachey a signé des reportages marquants. Pour les lecteurs, mais aussi pour elle. Discussion avec cette collègue humble et discrète, mais dont les articles et les chroniques font souvent grand bruit.

Catherine Handfield : Tu publies ces jours-ci Là où bat le cœur du monde, un recueil de 33 reportages que tu as écrits pour La Presse entre 2003 et 2023. Lequel de ces reportages t’a le plus marquée ?

Isabelle Hachey : Les cinq jours que j’ai passés en zone rouge dans le CHSLD LaSalle, en avril 2020. François Legault avait demandé des bras, et j’ai décidé de me faire embaucher, en disant que j’étais journaliste. J’ai fait ma formation. La veille, avant ma première journée, j’étais plus terrorisée que si j’étais partie couvrir la guerre en Irak ou en Ukraine. À l’époque, plein de monde aboutissait aux soins intensifs. Évidemment, il n’y avait pas de vaccin. Mais dès que j’ai mis le pied dans le CHSLD, la peur et l’angoisse se sont évanouies. Je n’étais plus journaliste ; j’étais des bras pour aider.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Isabelle Hachey au CHSLD LaSalle, en avril 2020

Dans le prologue de ton recueil, tu écris que la guerre, c’est surtout la vie qui continue. Qu’est-ce que tous tes reportages (Irak, Afghanistan, Syrie, Ukraine, etc.) t’ont appris sur la nature humaine ?

Quand j’allais en Irak, ma mère voulait que je reste chez nous, et je lui disais ceci : 99 % des gens dans les pays en conflit sont des gens comme toi et moi, qui veulent le mieux pour leur enfants et qui veulent vivre en paix. Et ça, je l’ai retrouvé dans toutes les zones dangereuses où j’ai travaillé. Il ne faut pas avoir peur d’y aller, parce que les gens qui y vivent ont les mêmes buts, les mêmes rêves.

En te nommant Journaliste de l’année 2022, le jury du Concours canadien de journalisme a écrit que personne au Canada n’a réussi mieux que toi à faire comprendre aux lecteurs la guerre en Ukraine. Ce n’est pas rien ! Entre toi et moi, c’est quoi, ton truc ?

Je me suis mise dans la peau des Ukrainiens, comme on s’est tous mis dans leur peau au début de la guerre. Comment c’est, de tomber en guerre ? Comment on se sent quand on passe d’une vie complètement normale à une vie dans un pays en guerre ? Comment on se sent quand une armée étrangère envahit son pays et qu’on ne sait pas ce qu’il va arriver demain matin ? J’ai posé la question à tout le monde.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Isabelle Hachey en Ukraine

Comment ton entourage compose-t-il avec les risques associés à la couverture de guerre ? Dans un article de 2004, tu racontes un attentat à la voiture piégée, tout près d’où tu étais, à Bagdad, et qui a fait au moins 29 morts. C’est intense…

Ma mère m’a déjà dit qu’elle allait allumer des lampions à l’église dans j’allais en Irak, elle qui n’était pourtant pas si croyante que ça ! C’est probablement elle qui l’a vécu le plus difficilement. Mon chum m’a toujours poussée à le faire, parce qu’il savait que c’est ce que je voulais faire. Et mes enfants, en apparence, ne sont pas vraiment stressés. Quoiqu’en revenant de l’Ukraine, j’ai eu droit à un câlin un peu plus long que d’habitude. Ils s’en rendent plus compte maintenant.

Tu as signé une série d’articles sur le mensonge, notamment ceux du journaliste François Bugingo (2015) et du chef Giovanni Apollo (2017). Est-ce difficile d’écrire des articles qui auront un impact important sur la vie des gens impliqués ? Arrives-tu à dormir la veille de la publication ?

Dans le cas de Bugingo, je n’ai pas dormi. Je ne peux pas dire que j’ai été étonnée qu’il perde ses contrats partout. Je le savais que ça allait arriver. Et c’est sûr que c’est lourd à porter, mais je rationalise en me disant que si ça n’avait pas été moi, ça aurait peut-être été quelqu’un d’autre. Et ce n’est pas moi qui ai menti dans mes reportages, c’est lui. J’ai fait des enquêtes et j’ai dévoilé des faits. Je me considère comme une messagère.

Est-ce que le fait d’être une femme a été un obstacle dans ta carrière ?

C’est différent pour certaines collègues, mais personnellement, ça n’a jamais été un problème. Je n’ai jamais senti que ça m’arrêtait. J’ai fait des entrevues avec des islamistes ultraconservateurs en Irak, en Afghanistan. J’ai même rencontré l’ancien chef de police des mœurs des talibans, celui qui avait interdit la télé, les talons hauts et le maquillage. Il ne m’a pas serré la main, mais il m’a parlé.

Quelques reportages marquants d’Isabelle Hachey
  • « L’humanitaire imaginaire », en 2016, sur les ravages du volontourisme au Cambodge

    PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

    « L’humanitaire imaginaire », en 2016, sur les ravages du volontourisme au Cambodge

  • « Et tombent les filles », en 2013, sur la sexo-sélection en Inde

    PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

    « Et tombent les filles », en 2013, sur la sexo-sélection en Inde

  • « Les mirages de François Bugingo », en 2015, sur les reportages internationaux inventés du journaliste

    PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

    « Les mirages de François Bugingo », en 2015, sur les reportages internationaux inventés du journaliste

  • « Tomber en guerre », en 2022, sur la préparation des habitants d’Odessa à l’offensive russe

    PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

    « Tomber en guerre », en 2022, sur la préparation des habitants d’Odessa à l’offensive russe

  • « Comment on crée un monstre », en 2019, sur la transformation d’Alexandre Bissonnette en tueur de masse

    PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

    « Comment on crée un monstre », en 2019, sur la transformation d’Alexandre Bissonnette en tueur de masse

  • « Le goût amer de la liberté », en 2004, sur l’Irak un an après la chute de Saddam Hussein

    PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

    « Le goût amer de la liberté », en 2004, sur l’Irak un an après la chute de Saddam Hussein

1/6
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Extrait

Entre l’Irak et l’Ukraine, j’ai noirci des centaines de calepins dans une quarantaine de pays. En bouclant ma valise, la question m’a parfois traversé l’esprit. J’y vais ou pas ? Bagdad, Kaboul, Tripoli, Raqqa, Bakhmout. Est-ce que ça vaut le coup ? Chaque fois, la conclusion est la même : j’y vais. Parce que la place d’un reporter est sur le terrain. Et parce que c’est ce que j’ai toujours voulu faire. Avec le temps, les souvenirs se mélangent. Ça me revient par flashs. Une rue, un quartier, une odeur. Où est-ce que j’étais, déjà ? Certains reportages restent gravés dans ma mémoire. L’enquête sur l’esclavage moderne en Mauritanie. Une autre sur la destruction à grande échelle des fœtus féminins en Inde. Une autre encore sur les ravages du volontourisme au Cambodge – l’une des rares fois où j’ai travaillé incognito, sans révéler mon identité de journaliste.

Là où bat le cœur du monde – reportages et chroniques, 2003-2023

Là où bat le cœur du monde – reportages et chroniques, 2003-2023

Les éditions La Presse

328 pages