Après bien des rumeurs et autant de conjectures, le nouvel opus de Lars von Trier a finalement eu droit à ses projections au Festival de Cannes. S'insérant dans la tête d'un tueur en série qui considère chaque meurtre comme une oeuvre d'art en soi, le trublion danois a fait ce qu'il sait faire de mieux: provoquer. De brillante façon. The House That Jack Built a été présenté hors compétition.

Quand les festivaliers ont ouvert l'oeil hier matin, des échos de la projection officielle ayant eu lieu tard la veille circulaient déjà. Les quelques rares journalistes admis à cette toute première séance de The House That Jack Built, ceux du journal Variety notamment, ont d'abord évoqué l'ovation de cinq minutes qu'a reçue Lars von Trier quand il a fait son entrée dans le Théâtre Lumière en toute fin de soirée lundi.

Le cinéaste, lauréat de la Palme d'or en 2000 grâce à Dancer in the Dark, faisait ainsi son grand retour sur la Croisette par la grande porte, sept ans après y avoir été déclaré persona non grata et chassé à cause d'une blague de mauvais goût, lancée au beau milieu d'une conférence de presse tenue en marge de la présentation de son film Melancholia. Il avait alors laissé entendre une sympathie pour les nazis. Pour la direction de l'époque, principalement l'ancien président Gilles Jacob (Pierre Lescure occupe cette fonction maintenant), le propos était intolérable et méritait sanction.

Peu aimable, mais pas vain

Retour en grâce, donc, pour ce cinéaste dont tous les longs métrages, à trois exceptions près, ont été lancés à Cannes. Cela dit, ceux qui ont eu l'honneur d'assister à cette première projection ont aussi pu témoigner du choc ressenti par une centaine de spectateurs qui, dégoûtés par ce qu'ils étaient en train de voir, sont sortis de la salle avant la fin. Des commentaires comme «À vomir», ou «Cette fois, il est allé trop loin et ce film n'aurait jamais dû être fait» ont été repris par les médias. Des applaudissements se seraient quand même fait entendre à la fin. Et une nouvelle ovation, plus modeste, aurait été réservée au cinéaste.

C'est dire que la majorité des journalistes qui se sont rendus à la séance qui leur était destinée s'attendaient maintenant à tout, même à remettre en jeu leur admiration pour le travail du cinéaste.

Il appert pourtant que The House That Jack Built choque davantage par ce qu'il suggère que par ce qu'il montre, même si, évidemment, son auteur se plaît à jouer avec les nerfs du spectateur sur ce plan. À vrai dire, Lars von Trier propose un film peu aimable, on s'entend, mais néanmoins brillant. Et surtout pas vain.

Divisé en cinq «incidents» et un épilogue, le récit est construit sur une sorte d'interview qu'accorde Jack (Matt Dillon, troublant à souhait) à un dénommé Verger (Bruno Ganz), un «inconnu» qu'on ne verra que dans le dernier acte, mais dont on entend la voix pendant toute la durée du film. Jack décide en effet de lui raconter cinq de ses «exploits», en décrivant avec force détails cinq meurtres en particulier, parmi la soixantaine qu'il a commis.

Il affirme avoir tué des hommes, mais les meurtres qu'il retient ont été commis envers des femmes, parfois des enfants aussi. Et l'assassin de raconter froidement ses crimes, de façon parfaitement détachée, comme s'il voyait en ces actes une façon de créer des oeuvres d'art. Von Trier montre d'ailleurs de nombreuses oeuvres picturales, et il insère aussi parfois dans son récit des extraits montrant Glenn Gould au piano. La pièce Fame, de David Bowie, revient aussi comme un leitmotiv.

Vraiment digne d'intérêt

Von Trier nous présente ainsi un personnage ignoble, n'ayant aucune morale, animé d'une haine intérieure pour tout ce qui touche au genre humain.

Certains feront peut-être l'amalgame entre le personnage et son créateur, mais il est clair que von Trier, tout provocateur qu'il est, ne laisse aucune ambiguïté sur l'aspect répugnant d'un personnage dont on sait d'avance qu'il ne pourra échapper à son sort, et ne crée avec lui aucun courant empathique. 

Lars von Trier, visiblement aux prises avec ses propres démons, n'a plus foi en l'humanité. Son cri ne pourrait être plus clair.

Lors d'une toute première conférence de presse, tenue la semaine dernière, le délégué général Thierry Frémaux a répondu ceci à un journaliste qui lui demandait pourquoi The House That Jack Built n'était pas en lice pour la Palme d'or: «Voyez le film, et venez ensuite me dire si vous l'auriez inscrit dans la compétition!»

Compétition ou pas, le fait est que le trublion danois est encore celui qui aura secoué la Croisette avec un film suscitant des réactions très tranchées. À sa demande, aucune conférence de presse n'a été organisée, et c'est bien dommage. Nous aurions eu mille et une questions à lui poser, signe qu'au-delà du coup de provocation, son film est vraiment digne d'intérêt.

Photo Valéry Hache, Agence France-Presse

S'insérant dans la tête d'un tueur en série qui considère chaque meurtre comme une oeuvre d'art en soi, le trublion danois Lars von Trier a fait ce qu'il sait faire de mieux: provoquer.