Sur la terrasse d'une superbe villa des hauteurs de Cannes, surplombant la baie, Julianne Moore et Tilda Swinton échangeaient quelques plaisanteries dimanche. Je n'ai pas su ce qui les faisait tant rire, mais j'ai soupçonné qu'il ne s'agissait pas du nouveau film de Michael Haneke, que j'avais vu plus tôt dans la soirée.

J'étais dans l'antre du diable, le ventre du dragon : à la soirée privée donnée par Netflix afin de souligner la sélection de deux de ses films en compétition cannoise. J'avais emprunté une navette du Gray d'Albion vers les plus hautes cimes de la ville, puis fait le reste du trajet en voiturette de golf jusqu'à une demeure luxueuse, digne de l'ancienne émission de Robin Leach, Lifestyles of the Rich and Famous. « Champagne wishes and caviar dreams » (ou « champagne, showbiz », en traduction québécoise).

Sur place, les « beautiful people » des soirées cannoises. Garçons sortis tout droit de pubs de parfum, engoncés dans des complets plus serrés que ceux d'Éric Salvail. Filles de six pieds sur des escarpins improbables. « Tchik-a-tchik les échasses », comme disait jadis Julie Snyder. Chacun semblait dévisager son prochain afin de savoir s'il méritait son attention. Connu, pas connu ? Décideur ou quidam ? Quidam pas connu, à votre service.

Petites bouchées de salade de magret ou de coquille Saint-Jacques, flûtes remplies de champagne en service continu. Scène de la vie nocturne cannoise pour un chroniqueur à l'affût de la moindre mondanité. Comme on dit, il n'y a pas de sot métier. L'occasion, bien sûr, de faire des « rencontres stratégiques » avec des « décideurs du métier », de réseauter et de tâter le pouls providentiel des nouvelles tendances de l'industrie.

J'ai reconnu un distributeur américain que j'avais croisé la semaine dernière dans une autre fête en bord de mer, au Nikki Beach. Nous avions alors épuisé la discussion sur Denis Villeneuve, Philippe Falardeau, Xavier Dolan et Jean-Marc Vallée. Je lui ai donc parlé de tous les films que j'avais vus en compétition, et surtout de ceux que je m'étonnais de retrouver en compétition.

« Je ne comprends pas ce qu'un film comme Wonderstruck [de Todd Haynes], qui est destiné à mes enfants, fait dans une compétition suivie par des adultes. » J'ai vu, à son regard, qu'il n'était pas d'accord. Et je me suis souvenu dans quelle fête je l'avais croisé... celle de Wonderstruck, dont il est le distributeur. Du tact de première. Un faux pas de championnat. Je suis allé voir plus loin si une mousse au foie gras m'y attendait.

C'est dans une soirée comme celle de Netflix, symbole de LA polémique du Festival de Cannes 2017, que l'on prend toute la mesure du fossé qui existe entre deux visions du cinéma.

Celle, incarnée par l'industrie américaine - même chez les indépendants -, dont la principale préoccupation est de plaire au public. Et celle, dont les porte-étendards sont surtout européens, qui font de l'art pour l'art, peu importe sa portée universelle et son potentiel commercial. Parfois, ces deux visions se rejoignent, mais c'est rare.

Ce choc des cultures est manifeste même chez les critiques. Bien des confrères anglo-saxons, a fortiori dans les magazines spécialisés, appréhendent les films à travers le prisme de leur potentiel commercial (et lèvent le nez sur des propositions plus artistiques). D'un autre côté, quantité d'Européens ne semblent pas saisir les subtilités de l'humour du cinéma indépendant américain (la plupart des Français n'ont pas aimé le nouveau Noah Baumbach). Il y a en cela, en cette ère de mondialisation achevée, quelque chose de rassurant.

LES BOURGEOIS DE CALAIS

Cannes reste une bulle (de champagne) à l'écart du monde, baignant dans un confort bourgeois imperméable aux souffrances d'autrui. C'est d'ailleurs l'une des trames principales du nouveau film de l'Autrichien Michael Haneke, Happy End, qui s'intéresse, cinq ans après sa Palme d'or pour Amour, à une famille bourgeoise dysfonctionnelle de Calais, au plus fort de la « jungle » de migrants, à l'été 2016.

La note d'intention de Happy End est à l'image de son auteur-cinéaste, à la fois éloquente et laconique : « Tout autour le monde et nous au milieu, aveugles ». Le cinéaste du Ruban blanc, Palme d'or 2009, n'aime pas s'expliquer sur ses intentions. Il ne l'a pas fait davantage hier en conférence de presse.

« Je ne veux pas répondre à ce genre de question parce que ce sont mes interprétations à moi. À vous de trouver vos propres réponses. J'essaie de donner des indices au spectateur, mais je le laisse faire ses choix dans sa tête et son coeur », a résumé le cinéaste de Caché et de La pianiste, dont il s'agit du septième film en compétition à Cannes.

« Mon but, ajoute-t-il, c'est toujours de raconter le moins possible », ajoute-t-il. Rares sont les artistes qui, comme lui, font autant appel et confiance à l'intelligence des spectateurs. On retrouve avec bonheur la signature de l'Autrichien, si subtile, avec ses longs plans fixes et ses conversations inaudibles, dont on cherche à percer le mystère.

« Je n'ai jamais de thème. Quand on fait des thématiques, ça devient cliché et ça manque de profondeur. Je ne veux pas m'expliquer. Mon film parle d'une certaine amertume dans notre façon de vivre. De notre autisme. On ne s'occupe que de son propre nombril. Des Calais, ça se trouve partout en Europe. »

- Michael Haneke

Le constat d'Haneke sur l'état du monde, on le devine, est plutôt pessimiste. « On ne peut pas parler de cette société sans parler de notre aveuglement face à la vraie vie. Nous sommes inondés par des informations qui nous rendent de plus en plus sourds et aveugles, dit-il. Nous avons l'illusion d'être informés alors que nous ne savons rien. La seule chose que l'on sait, c'est ce qu'on a vécu. Les informations n'ont rien à voir avec la réalité. On reste en surface. C'est notre destin maintenant dans la société. »

Une prédiction : Michael Haneke ne deviendra pas le premier lauréat d'une troisième Palme d'or dimanche. Happy End n'est pas, malgré toutes ses qualités, son film le plus réussi. On ne s'étonne pas que son scénario ait été écrit un peu à la hâte, après l'avortement d'un autre projet (intitulé Flash Mob). Ce Haneke moins mémorable reste une oeuvre de très grande qualité, qui fait réfléchir sur l'homme et sa société.

TRAGÉDIE GRECQUE

The Killing of a Sacred Deer de Yorgos Lanthimos, également présenté en compétition hier, s'attaque aussi à une famille bourgeoise. Mélange de thriller psychologique et de tragédie grecque, le nouveau film du cinéaste de The Lobster et Canine (Dogtooth) n'est pas sans rappeler The Shining de Kubrick ou Funny Games de Haneke. Avec en prime le style décalé, les situations sordides et l'humour cynique, absurde, noir de noir, du cinéaste grec.

Colin Farrel, en chirurgien cardiaque, joue sur le même registre neutre que son personnage de The Lobster. Il prend sous son aile un adolescent étrange, pour des motifs que l'on finira par découvrir. Avec sa femme ophtalmologiste (Nicole Kidman), il sera confronté au plus inimaginable des dilemmes. Huée par plusieurs festivaliers en fin de projection, cette tragédie grecque, qui navigue entre le réalisme et le fantastique, l'irrationnel et la psychologie humaine, est une nouvelle pierre dans l'univers tordu d'un cinéaste fascinant.

PHOTO ALBERTO PIZZOLI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Colin Farrell tient le rôle principal dans le film The Killing of a Sacred Deer, de Yorgos Lanthimos

Photo Valery Hache, Agence France-Presse

Les acteurs français Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert tiennent tous deux des rôles dans le plus récent film du cinéaste autrichien Michael Haneke.