Dans Mademoiselle Kenopsia, Denis Côté retrouve sa complice Larissa Corriveau pour la quatrième fois. Quinzième long métrage du cinéaste, ce drame combine savamment la fiction, le documentaire et l’essai, tout en flirtant allègrement avec le cinéma de genre.

Après Un été comme ça, lancé à Berlin l’an dernier, Denis Côté a eu envie de « tripper avec ses chums ». Suivant la suggestion d’un collaborateur, le réalisateur – qui désirait filmer des lieux abandonnés à la manière de Tsai Ming-Lian dans Goodbye, Dragon Inn – se rend à Saint-Hyacinthe afin de visiter le monastère du Précieux-Sang. À ses yeux, ce lieu s’avère un terrain de jeu où il pourra tourner un film sans scénario (ou presque).

« J’utilise toujours le mot “jeu” dans mes films, affirme le cinéaste, rencontré pendant les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). Ce n’est pas bien vu de dire ça, mais c’est ce que je revendique. Le film au grand complet est un jeu du chat et de la souris avec le spectateur à qui je dis : “Fais-moi confiance, je vais réchauffer la patente, pis il y aura peut-être de l’humour.” C’est un grand jeu avec la forme, mais ça n’enlève pas le fait qu’il y a des sujets un peu plus profonds. »

« Il y a une constance dans le cinéma de Denis qui est la recherche formelle, une recherche phénoménologique sur le cinéma, sur son langage », explique Larissa Corriveau, que Denis Côté a dirigée dans Répertoire des villes disparues, Hygiène sociale et Un été comme ça. « À mon avis, ce film-là, c’est le plus explicite à ce propos-là. Ce que Denis m’a demandé, c’était d’occuper un espace-temps avec quelque chose d’absolument pas défini. Pour moi, c’est devenu une espèce de recherche sur le fait d’occuper un espace-temps cinématographique. »

Le dernier film d’une « vieille vie »

Dans Mademoiselle Kenopsia, Larissa Corriveau erre dans des décors anonymes dont elle semble prisonnière. Au téléphone, elle se livre à des monologues où elle exprime notamment une envie pressante de connaître ce que l’avenir lui réserve. À l’écouter parler ainsi, force est de se demander si la muse de Denis Côté est devenue son alter ego et que Mademoiselle Kenopsia est son film le plus autobiographique.

« Je l’entends souvent à propos de mes films parce que n’étant pas explicite sur ma vie, il y a des gens qui aiment penser que c’est caché en dessous… mais t’as quand même raison, admet Denis Côté. Hier, on en a parlé au Q&A des RIDM, c’est le dernier film dans ma vieille vie que j’ai fait. »

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Larissa Corriveau

Un dernier film qu’il a tourné tandis qu’il était en dessous de 12 % de ses fonctions rénales. Avant de recevoir un rein d’un ami. Avant d’avoir 50 ans. « Quand tu pars avec un film où j’aime dire qu’il n’y avait pas de scénario, qu’est-ce qui reste ? Je ne veux pas dire des angoisses de fin de vie, mais comme tu cohabites avec la mort, ça teinte le film. Hier, je le regardais et je ne le trouvais pas si dramatique parce qu’il est joueur avec le public, mais il y a des énergies autobiographiques inconscientes de quelqu’un qui avance dans la maladie, son rapport au temps, à l’espace que j’ai envoyé sur le personnage. »

« L’idée, c’était de créer une figure plus qu’un personnage, nuance Larissa Corriveau. Je n’avais rien à jouer, mais plutôt être une présence vivante dans des espaces qui prennent aussi vie. Travailler avec Denis, c’est intuitif, ce n’est jamais intellectualisant. Il n’y a jamais de concepts mis à l’avant dans ses films, mais des idées de tableaux, de temps, de paysages qu’on essaye d’incarner. C’est comme si on découvrait les choses au fur et à mesure. Je ne lui pose pas beaucoup de questions pendant le tournage. »

Mélange des genres

Parfait équilibre entre la fiction, le documentaire et l’essai, Mademoiselle Kenopsia semble avoir été conçu comme un film-testament. « Il y a de ça, et j’ajouterais un petit peu de crémage de postpandémie, dit le réalisateur. Même si je suis sorti épuisé d’Un été comme ça, je ne pouvais pas me retenir de faire autre chose de très libre, mais le corps ne suivait pas. On venait de se taper deux ans d’un rapport à l’espace, au temps et à l’autre qui était différent. Je n’ai jamais mis ça sur papier, ce n’est pas un film de pandémie, mais le film en est teinté. Je n’aurais pas fait un film autre que ça parce que j’avais mis l’énergie pour aller dans différentes locations. »

Le cinéaste fait d’ailleurs remarquer que, depuis quelques années, son cinéma n’est pas physique, et que dans Hygiène sociale, Un été comme ça et Mademoiselle Kenopsia, qu’il appelle ses films de maladie, les personnages bougent peu ou sont figés.

« J’ai vu le film une quatrième fois hier, raconte l’actrice. Ça m’a paru très évident qu’il y a quelque chose dans ce film-là de l’acte de résistance, de réaction artistique à un rythme que le public demande culturellement de plus en plus par notre trouble d’attention généralisé. C’est comme s’il y avait une prise d’otages, très gentille, de la part du cinéaste, de nous imposer un rythme et une immobilité qui font que le moindre petit grincement de porte ou le moindre changement de plan va nous faire sursauter parce qu’on s’attache à quelque chose qu’on attend dans un rythme qui est vraiment lent. »

Traversé de projections 16 mm qui viennent hanter les différentes pièces, ponctué par des visites impromptues d’insaisissables personnages incarnés par Évelyne de la Chenelière, Olivier Aubin et Hinde Rabbaj, Mademoiselle Kenopsia flirte allègrement avec le cinéma de genre.

« Je suis pris avec toutes ces régurgitations de cinéma d’horreur, mais je ne vais jamais tomber les deux mains dedans, jure Denis Côté. Il ne faut pas embrasser les choses entièrement. Il faut tout le temps frôler les genres, les thèmes. Ce sera toujours ça que je vais faire. »

« Cette femme-là, ou cette personne-là, est très à l’affût du moindre bruit, des visiteurs. Elle s’accroche à tout ce que le monde extérieur lui donne comme signaux, mais en même temps, c’est comme si elle était éjectée de ce monde-là. Tu parlais du personnage comme d’un alter ego, mais plus on en parle, plus je me dis que c’est peut-être le portrait de quelqu’un qui est présent, qui observe et qui témoigne du temps, mais qui ne peut rien faire d’autre. C’est peut-être ça, être cinéaste… », conclut Larissa Corriveau.

En salle le 8 décembre