(Berlin) Le grand type à côté de moi espérait recueillir la griffe de Leonie. « Leonie ! Leonie ! » qu’il criait sans relâche. Un Allemand dans la mi-quarantaine, qui dépassait tout le monde d’une tête. Nous étions dans la « zone des fans », devant le Berlinale Palast. À peine deux ou trois douzaines de badauds, en ce début de soirée dominical frais, mais sans pluie.

Je m’attendais à me retrouver parmi des hordes d’admirateurs, loin derrière. J’étais aux premières loges. Bono et Adam Clayton de U2 étaient sur le point d’arriver sur le tapis rouge. Une question de minutes. À Toronto ou à Cannes, les chasseurs d’autographes, une espèce vorace, auraient été aux aguets. Pas à Berlin, où il y avait à peine deux ou trois fanatiques souhaitant faire signer leurs vinyles de War ou The Joshua Tree.

Le gars à mes côtés, indifférent au passage de la comédienne belge Cécile de France, covedette avec Leonie Benesch de la série télé Abysses, a décidé qu’il en avait assez, n’ayant pas réussi à attirer l’attention de la jeune actrice allemande. Il n’en avait que pour Leonie. J’ai failli lui demander : « Tant qu’à avoir attendu, tu ne restes pas pour Bono ? » Je me suis retenu. Le chanteur de U2 doit l’intéresser autant que sa musique m’intéresse depuis 30 ans, c’est-à-dire zilch.

J’ai tout de suite reconnu le sexagénaire à la teinture auburn et aux lunettes roses devant moi, qui faisait un signe de paix avec les doigts.

J’avais écouté la chanson One en marchant vers le Berlinale Palast une demi-heure plus tôt, passant par le plus pur des hasards devant les fameux studios Hansa, où U2 a enregistré en 1990 son album Achtung Baby à un jet de pierre de Potsdamer Platz.

Cette fameuse chanson, inspirée dit-on par les tensions dans le groupe et la réunification de l’Allemagne, est la pièce maîtresse de Kiss the Future du cinéaste américain Nenad Cicin-Sain, qui présentait dimanche son premier documentaire à la Berlinale.

En 1997, dans un terrain vague de Sarajevo qui était quelques jours plus tôt un cimetière de fortune, près des décombres où des tireurs d’élite ont pris pour cible la population locale pendant 1425 jours consécutifs, U2 a donné un concert d’anthologie. Bono Vox avait pourtant perdu la voix. Le public a pris le relais, chantant One en chœur.

Un public de toutes les origines culturelles, ethniques et religieuses, musulmans et juifs bosniaques, orthodoxes serbes, catholiques croates, qui a pu se rassembler à Sarajevo pour la première fois en plus de quatre ans de conflit armé. Dans une ville assiégée qui a vu quelque 14 000 citoyens périr sous les balles.

Ceux qui y étaient revoient ces images avec émotion, les larmes aux yeux, dans le film de Nenad Cicin-Sain. Et on ne peut, comme spectateur, qu’être ému par cette communion, par le pouvoir unificateur de la musique, après tant de deuils et de souffrance. « Fuck the past. Kiss the future ! », a scandé Bono à la foule de Sarajevo. « Quand il a dit ça, la guerre était enfin finie pour moi », dit l’un des spectateurs.

Qu’on ne s’y méprenne. Si Kiss the Future s’intéresse aussi à une invasion armée, contrairement à Superpower de Sean Penn, aussi présenté ce week-end à la Berlinale, ce n’est pas un documentaire à la gloire d’une supervedette internationale. Bono, qui peut être lourd dans sa posture messianique de messager de la paix, a un rôle de soutien plus effacé dans ce film consacré à la résistance des artistes de Sarajevo.

C’est d’eux qu’il est surtout question. Cicin-Sain, qui a des origines slovènes, a voulu raconter l’histoire de la rencontre improbable entre le plus important groupe rock de l’époque, U2, qui a composé la chanson Miss Sarajevo à propos d’un concours de beauté subversif où les candidates portaient une banderole sur laquelle était inscrite la phrase : « Ne les laissez pas nous tuer » et les artistes de la scène (littéralement) underground de Sarajevo.

Pendant que les snipers tiraient sur tout ce qui bouge dans les rues, des groupes punk-rock et des troupes de théâtre proposaient des spectacles dans des sous-sols de la ville assiégée, au péril de leur vie. « C’était une thérapie pour nous », dit dans le film le chanteur d’un groupe dont le batteur a perdu un bras (il y a accroché une baguette avec du ruban électrique) et un technicien, la vie.

Nenad Cicin-Sain a mené des entrevues avec des artistes et journalistes bosniaques, des travailleurs humanitaires américains et britanniques, ainsi que la correspondante de CNN Christiane Amanpour, qui était sur place il y a 30 ans. Elle rappelle les motivations du génocidaire serbe Slobodan Milosevic dans le siège de Sarajevo et le massacre de Srebrenica (8000 musulmans bosniaques exécutés par son armée). L’ancien président américain Bill Clinton, à qui plusieurs, dont Amanpour, ont reproché son inaction à l’époque, est aussi interviewé.

Au cœur du film, cependant, sont les jeunes artistes et intellectuels qui ont permis à l’âme de Sarajevo de ne pas s’éteindre pendant ces années sombres. « Nous qui avons survécu au siège souffrons de stress post-traumatique. C’est pourquoi nous refusons généralement d’en parler, même avec nos enfants. C’est très exigeant. Mais ça en a valu la peine pour ce film », disait dimanche en conférence de presse Vesna Zaimovic, une journaliste qui participe au documentaire.

PHOTO FABRIZIO BENSCH, REUTERS

Le producteur Matt Damon, les musiciens Adam Clayton et Bono et le scénariste Bill S. Carter lors de la première à Berlin

Cicin-Sain s’est inspiré du livre du photographe et vidéaste Bill S. Carter, qui a scénarisé le documentaire produit par Matt Damon et Ben Affleck. C’est Carter qui a lancé la première invitation à U2 à donner un concert à Sarajevo. C’est aussi lui qui a convaincu U2 de diffuser via satellite pendant la tournée ZooTV des entrevues qu’il menait avec des habitants assiégés de sa ville d’adoption.

« On a arrêté de le faire parce qu’on avait l’impression de profiter de la misère des assiégés », dit Bono. En entendant une Bosniaque reprocher aux Occidentaux de ne rien faire pour Sarajevo, on se demande si tout ça n’était pas devenu trop sombre pour la tournée de concerts.

On se dit aussi, en voyant les images du fameux concert de Sarajevo – dont les images étaient jusque-là inédites –, que Bono et sa bande se sont bien rattrapés. C’était, en effet, bien plus qu’un simple concert. Le symbole, fort, d’une paix fragile.