Tamara Nijinski, adorable vieille dame de 92 ans, ne décolère pas: depuis 25 ans, sa famille est «spoliée» par les deux historiens qui ont reconstitué le ballet de son père, le fameux Sacre du printemps dont le centième anniversaire est fêté à Paris jusqu'à vendredi.

La fille cadette de Nijinski était arrivée lundi soir à Paris de Phoenix (Arizona) pour assister mercredi pour la première fois au célèbre ballet au Théâtre des Champs-Élysées, qui souleva un tel chahut dans cette salle en 1913 que Nijinski, debout sur une chaise en coulisse, devait battre la mesure pour ses danseurs.

En 1987, l'oeuvre qui avait disparu du répertoire a été recréée grâce au travail de l'Américaine Millicent Hodson et de l'Anglais Kenneth Archer, à partir de dessins et de témoignages. Depuis, le ballet est donné dans le monde entier, sans que les héritiers de Nijinski touchent un sou. Tamara a toujours refusé d'y assister pour ne pas cautionner «une spoliation».

Mercredi, pour la première fois, le ballet reconstitué était donné «dans le respect des droits de la succession Nijinski», souligne Corinne Honvault, de la Société des auteurs et des compositeurs dramatiques (SACD), qui a contribué à un accord avec le Théâtre des Champs-Élysées.

«Àquelque chose malheur est bon, j'espère que cette triste situation depuis 25 ans servira aux chorégraphes d'aujourd'hui», a déclaré mardi Tamara Nijinski à quelques journalistes.

Son histoire personnelle est emblématique de la fragilité du statut des chorégraphes. «Ce qui est compliqué, c'est que les chorégraphes ne sont pas forcément reconnus partout comme auteurs», explique Corinne Honvault.

Ainsi, dans le droit anglo-saxon, la loi sur le copyright impose que l'oeuvre soit inscrite sur un support. Or, de nombreux chorégraphes transmettent leurs ballets de manière orale. Le Sacre du Printemps a été appris par Nijinski à ses danseurs au cours de quelque 120 répétitions.

«Hodson et Archer se prétendent propriétaires au motif que Nijinski n'avait pas noté sa chorégraphie», explique Tamara Nijinski.

Vers un règlement définitif

Mais si leur reconstitution du Sacre a un tel succès, c'est bien entendu grâce au nom de «Nijinski» en gros caractères sur l'affiche, à l'oeuvre originale et à sa légende, souligne Christian Dumais-Lvowski, chargé de mission auprès de la succession Nijinski.

Les héritiers ne contestent nullement le travail gigantesque effectué par le couple d'historiens, mais jugent «injuste» de ne percevoir aucun droit depuis 25 ans. Si un accord est enfin intervenu à Paris, c'est que le Sacre avait été dûment enregistré en 1913 auprès de la SACD, qui défend les droits des auteurs, et que le droit français n'impose pas de support écrit du copyright.

La fille cadette de Nijinski espère que ce premier accord ouvrira la voie à un règlement définitif. Déjà, une représentante du Mariinski de Saint-Petersbourg, qui donne l'oeuvre à Paris, a fait savoir qu'il était ouvert à un accord. Un règlement favorable aux héritiers n'empêcherait pas les deux historiens de percevoir également des droits, souligne le chargé de mission.

D'autres règlements devraient suivre dans les très nombreux pays où le «Sacre» ainsi que les rares oeuvres de Nijinski (4 au total, dont le fameux «Après-midi d'un faune») sont données.

Et l'horizon pourrait s'éclairer pour Tamara, qui vit sur une petite pension d'enseignante à Phoenix. L'argent des droits «aurait été particulièrement précieux il y a 25 ans, lorsque Kyra -fille aînée de Nijinski- était vivante», a remarqué mardi la fille de Tamara, Kinga Gaspers. Kyra avait hérité des talents fantasques de son père, mais aussi de sa santé mentale fragile, et a terminé sa vie en 1998 dans un hospice d'Etat.

C'est aussi une question de reconnaissance. Tamara Nijinski se réjouissait de recevoir mercredi les insignes de Commandeur dans l'ordre des Arts et des Lettres des mains de la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, à l'issue de la représentation anniversaire du Sacre du printemps.