L'incontournable France Théoret écrit passionnément depuis quatre décennies. Cinq femmes nous parlent de l'importance de sa parole. L'autrice commente aussi pour nous ses dernières parutions: le roman Les querelleurs et le recueil Cruauté du jeu.

En 40 ans de publication, France Théoret n'a jamais fui. La persévérance et la rigueur de cette figure majeure de notre littérature l'ont menée sur tous les fronts. Elle est cette femme qui réfléchit. Beaucoup. Ses romans, sa poésie et ses essais sont empreints d'une démarche intellectuelle exemplaire. Militante infatigable des droits des femmes, elle n'a cessé de se renouveler. Cinq femmes de cinq générations différentes nous décrivent sa pertinence et son importance à l'occasion des parutions récentes du recueil Cruauté du jeu et du roman Les querelleurs.

Nicole Brossard, Madeleine Gagnon et France Théoret ont propulsé l'écriture des femmes dans la modernité au Québec. Cette révolution pas du tout tranquille a touché autant les autrices de la deuxième génération, comme Louise Dupré, que les féministes contemporaines.

«À l'occasion du 8 mars, j'ai rempli un questionnaire sur mes sources d'inspiration et je cite toujours France Théoret en premier. Comme jeunes femmes, on vit avec les acquis de celles qui nous ont précédées. Je trouve que c'est important de la lire. C'est difficile parfois parce qu'elle a toujours dit des choses qu'on ne veut pas entendre. C'est sûr, elle donne la voix à des gens qui ne l'ont pas», lance Sophie Gagnon-Bergeron, qui a étudié les romans de France Théoret à la maîtrise.

Louise Dupré, poète et amie, dit qu'elle a suivi les traces de France Théoret et de ses consoeurs avec enthousiasme dans les années 70.

«Il y a chez France la femme engagée, la militante et celle qui a une pensée claire et définie. Il y a aussi une écriture de la souffrance et de la fragilité des femmes dans la société patriarcale.»

«Sa réflexion sur la déraison, là où la raison vacille, est extrêmement intéressante aussi. C'est une essayiste que j'aime beaucoup lire. J'aime sa réflexion sur le féminisme, les femmes, le Québec, l'écriture. C'est très riche», estime Mme Dupré.

La figure mythique de Minerve apparaît soudain à l'esprit, cette divinité casquée qui se bat pour l'art, la pensée et l'évolution de la société.

«Dans ses essais, ce qui frappe est son engagement, dit la jeune poète Maude V. Veilleux, qui l'a aussi étudiée à l'université. Dans Écrits au noir, on sent son influence quand elle a décidé, avec Louky Bersianik, d'utiliser le terme "écrivaine". Maintenant, c'est d'actualité, la féminisation de la langue. Elle était à l'avant-garde dans tous les combats. Ma maîtrise s'intéresse à la coupure entre ce que la femme "doit" être et ce qu'elle est. C'est hallucinant parce que toute l'oeuvre de France Théoret porte là-dessus. Ce sont des questions super actuelles et qui étaient déjà dans son travail dans les années 80. Son travail est une mine remplie de trésors.»

Mylène Bouchard, directrice littéraire de La Peuplade, qui vient d'éditer Les querelleurs, est d'accord.

«J'avais une grande admiration pour son travail. Je me suis présentée à elle dans un lancement. Elle me disait qu'elle terminait un roman sur les hommes et qu'elle avait pensé à nous pour le publier. J'en étais complètement honorée. Son projet, c'est de l'audace pure. C'est un modèle pour les jeunes auteurs de ne pas avoir peur de proposer des idées qui peuvent déranger.»

Lors du Festival de la poésie de Montréal il y a deux ans et de l'hommage intitulé Langue rouge, l'une de ses héritières poétiques, Élise Turcotte, se rappelait le choc vécu dans les années 70.

«J'avais 20 ans quand j'ai lu Bloody Mary et Une voix pour Odile. Deux lectures qui ont provoqué en moi à la fois un sentiment de reconnaissance et d'extrême bouleversement. Enfin, la parole qui passe à travers le corps de la vieille petite fille, enfin une langue littéraire où pointent la pulsion, l'émotion, la pensée, la pensée sauvage, l'être sauvage, le poème sauvage.»

France Théoret n'a jamais fui devant les sujets les plus innovants, voire dérangeants.

«Quand j'ai commencé, raconte Louise Dupré, j'avais lu son texte Le sang dans Une voix pour Odile. Une femme attend des règles qui ne viennent pas. Elle s'inquiète. À la fin de la nuit, les règles se déclenchent. Ce texte m'a fait comprendre qu'il y avait des choses qui n'avaient pas encore été dites. J'avais lu énormément dans mes études, mais je me demandais comment il se faisait qu'un tel texte n'avait jamais été écrit si des millions de femmes avaient vécu ça dans l'histoire. Ça m'a donné l'énergie de m'engager dans l'écriture.»

Les personnages de France Théoret sont souvent des filles qui deviennent femmes. Des femmes qui se transforment aussi. Elle est la voix du changement.

«France Théoret a écrit des choses très noires sans s'en excuser et sans s'en cacher», note Sophie Gagnon-Bergeron.

«Le récit du Québec, c'est une idée de "lendemains qui chantent" avec la Révolution tranquille. France Théoret a opposé à cette transformation la question "mais à quel prix?". Elle met en scène toute la facilité qu'avaient des intellectuels à faire durer l'oppression des femmes qui étaient à leurs côtés.»

PHOTO NICOLAS LÉVESQUE

Sophie Gagnon-Bergeron a étudié les romans de France Théoret à la maîtrise.

Avec Les querelleurs, son infiltration dans la tête des hommes fera sans doute du bruit dans les tavernes.

«Je suis en train de le lire, dit Maude V. Veilleux. Je le trouve magnifique et nécessaire et je suis assez surprise de l'avenue qu'elle a prise. C'est une piste risquée de parler du milieu de l'édition et de ces figures d'hommes là qu'on reconnaît. Elle ne leur fait pas de cadeau. Elle parle d'une masculinité presque toxique parce que ces hommes sont aussi coincés dans leur rôle d'homme. C'est assez rare en littérature.»

Mylène Bouchard avoue d'ailleurs: «J'ai appris beaucoup dans cette expérience, autant comme éditrice que comme écrivaine. France Théoret m'a surprise par sa modernité, hyper ouverte, prête à tout. C'est exemplaire. Jusqu'à la fin de sa vie, elle va suivre sa voie. C'est vraiment beau. Elle ne considère pas avoir tout dit. Ça aussi, c'est merveilleux.»

Femme à la voix douce, avenante, affichant un sourire sincère, France Théoret demeure pourtant d'une humilité attachante.

«Elle vient d'un milieu très modeste et a étudié par ses propres moyens, note Louise Dupré. Elle s'est faite elle-même. Elle a tenu à étudier dans un milieu qui ne valorisait pas les études. Tout le travail qu'elle continue à faire, c'est pour éclairer la pensée actuelle.»

«Dans sa poésie, poursuit-elle, elle a des phrases percutantes. Il y a une philosophe chez France Théoret comme chez Simone de Beauvoir et Claire Lejeune. Son "je" part de soi, mais le dépasse. C'est un "je" migrant, plus grand que soi.»

En écrivant, France Théoret s'est toujours battue pour la place des femmes, autant dans la forme que dans le contenu. Élise Turcotte l'explique bien:

«Cette bombe qui explose entre mes mains, Bloody Mary: une traînée de sang aussi belle et tremblante qu'une volée d'oies sauvages dans un tableau de Riopelle. Ça tremble ici, j'entends une voix, celle de la complexité, le sens insensé qui se dérobe sous nos pieds, celle du mouvement rythmé de l'oralité mêlée à la plus subversive des langues inventées - une sorte de délire littéraire, peut-être, mais il y a la réalité [...] le coeur qui bat et qui est pris en flagrant délit [...] mademoiselle ne parlez pas au travail, surveillez votre langage, votre corps qui prend toute la place, votre sourire sanguinolent, parlez tout bas, ne dites rien.»

Dix incontournables

- Bloody Mary (1977), poésie

- Une voix pour Odile (1978), roman

- Nécessairement putain (1980), poésie

- Nous parlerons comme on écrit (1982), roman

- Entre raison et déraison (1987), essai

- Huis clos entre jeunes filles (2000), roman 

- Une belle éducation (2006), roman

- Écrits au noir (2009), essai

- L'été sans erreur (2014), poésie

- Les querelleurs (2018), roman

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La poète Louise Dupré a suivi les traces de France Théoret dans les années 70.