Neuvième livre du cycle Soifs qui en comptera dix, Des chants pour Angel de Marie-Claire Blais nous fait entrer dans la tête d'un jeune suprémaciste blanc qui a commis une tuerie dans une église méthodiste noire. Une oeuvre qui rappelle le crime de Dylann Roof aux États-Unis, mais qui fait aussi écho à la tuerie de Québec dans une mosquée. Discussion avec une écrivaine traversée par le chaos de notre temps.

Nous avons la funeste impression que le monde s'est assombri depuis notre dernière conversation avec Marie-Claire Blais, et que de son côté, elle n'a jamais détourné le regard de ce chaos qui l'effraie et l'enchante à la fois. «C'est l'histoire de notre temps, note-t-elle. Nous avons des esprits qui s'allument, des coeurs qui se réveillent, des consciences qui s'acheminent vers quelque chose. Il y a aussi quelque chose de sublime qui se passe.»

L'écrivaine sait de quoi elle parle. Née à Québec en 1939, elle vit depuis longtemps dans la petite île de Key West, aux États-Unis, grande source d'inspiration de son cycle Soifs, magistrale série littéraire qui a commencé en 1995. Elle a vu l'eau couler sous les ponts, disons, et ne semble pas vraiment étonnée par l'élection de Donald Trump. «C'était un peu écrit d'avance. Je suis comme tout le monde très déconcertée, très dévastée, mais je pense que lorsqu'on vit ici, on sent une remontée de... Je me sens comme au temps de la guerre du Viêtnam, quand la guerre a été interrompue par la protestation générale. J'ai très confiance en cette protestation qui est partout ici, maintenant.»

Marie-Claire Blais a bien connu le bouillonnement contestataire des années 60, et ces espoirs sont très bien décrits dans son essai Passages américains paru en 2012 (elle prévoit écrire une suite), où elle rappelait les figures de Martin Luther King et de Robert Kennedy, entre autres. Des espoirs assassinés.

Et, au coeur de ce dernier roman, il y a un jeune homme assassin. Bien qu'éduqué par des parents progressistes, qui ont appuyé les marches de King, il a été contaminé par la haine dans un camp du Ku Klux Klan, jusqu'à commettre une tuerie dans une église méthodiste noire. Cela rappelle bien sûr la fusillade de Dylann Roof dans une église noire de Charleston, mais Marie-Claire Blais souligne qu'elle a suivi son propre modèle et ne s'est pas renseignée sur ce meurtrier en particulier. 

«C'est un mouvement qui est international, le terrorisme. Il peut être semé au Québec comme il peut être semé dans la tête de ce garçon suprémaciste blanc que je décris. J'ai essayé d'être fidèle à ses peurs. À ses frayeurs de l'autre, de ceux qui vivent, qui ont des idées avancées. C'est ce qui l'a fait reculer dans son abîme. Je pense que c'est un meurtrier dans le style de ceux de Dostoïevski. Quelqu'un d'ordinaire, qui croit commettre une action extraordinaire, comme on le voit dans Crime et châtiment ou Les frères Karamazov. C'est quelqu'un qui s'approprie un héroïsme faux. Ça pourrait très bien être le cas aussi pour le jeune homme qui vient de faire cette tuerie au Québec. S'imaginer qu'on va avoir un destin, que les idées les plus terribles de la terre vont vous rendre célèbre.»

Pour l'auteure, ces idées circulaient autant sous Obama que sous Trump. «Elles existent depuis des siècles. Mais on ne fait aucun enseignement contre la haine. Ça devrait être dans toutes les écoles, la tolérance.»

«Terrorisme domestique»

On le sent dans tous ses romans, mais cela semble plus aigu que jamais dans Des chants pour Angel, cette inhumanité qui côtoie l'humanité, et dont les principales victimes sont les plus marginalisés, les plus fragiles, en particulier les enfants. C'est une fillette en Afghanistan qui ne veut pas tuer des gens en étant transformée en bombe humaine, c'est une autre jeune fille aux États-Unis qu'un père violent humilie sur l'internet en la poussant au suicide, c'est aussi ce jeune homme que la haine a transformé en monstre et qui fait face à la peine de mort. 

«C'est plus aigu parce qu'on le voit tous les jours, explique Marie-Claire Blais. On considère ça comme des faits divers maintenant. Cette extension de la haine contre des enfants, c'est universel. Je tenais à ce que cela fasse partie du portrait de notre société, de ce monde en pleine évolution et en même temps en plein retard sur le plan humanitaire. Ce terrorisme international et domestique. Je pense que, comme écrivain, c'est important de le décrire.

«Ces enfants devront combattre pour notre monde, pour la durée. Ils ont en eux l'antidote. Ils peuvent défendre les valeurs qui ont été reniées. Ils ont du travail à faire, en somme, pour que le monde soit bien. Mais je crois qu'ils vont le faire. J'ai plutôt confiance, en fait.»

Le pouvoir de la fiction

Nous retrouvons dans Des chants pour Angel ces personnages que nous connaissons, ainsi que le style unique de Blais, cette écriture fluide qui nous fait passer sans prévenir d'un personnage à l'autre, d'une conscience à l'autre, chacune de ces consciences portant un univers en soi. Nous plongeons dans des abîmes terrifiants comme nous nous élevons vers des beautés et des bontés poignantes. Il y a quelque chose d'incroyablement actuel dans l'oeuvre de Blais, qui semble répondre à nos esprits tourbillonnants, comme si ses fictions, teintées d'élans vers la justice, la résistance et l'art, combattaient les fictions mortifères de notre époque. On se demande, au bout du compte, où elle trouve l'énergie et l'inspiration pour poursuivre cette oeuvre exigeante et conserver sa pertinence. «On écrit comme on fait de la musique, comme on est peintre, répond-elle. Ça ne peut pas s'arrêter. Ça grandit, au lieu de diminuer. C'est une discipline plus qu'autre chose, c'est beaucoup de rigueur. Mais on reste toujours très inassouvi, parce que l'image du monde est toujours mobile, et aussi, peut-être, que l'espoir du monde est tout autant mobile.»

Une ambitieuse série littéraire

En 1995, Marie-Claire Blais, qui avait déjà une vingtaine de titres publiés en carrière, dont le célèbre Une saison dans la vie d'Emmanuel (1965) qui lui a valu le prix Médicis, se lance dans une ambitieuse série littéraire avec Soifs, qui recevra le prix du Gouverneur général. Dès le départ, elle avait en tête d'écrire dix romans, et a pratiquement tenu sa promesse puisque le dixième titre est prévu pour 2018. Tous écrits avec très peu de ponctuation, les romans de ce cycle mettent en scène de nombreux personnages à partir d'une île qui est un peu un microcosme de l'humanité. Ce travail titanesque lui a valu deux autres sélections aux prix du Gouverneur général (pour Dans la foudre et la lumière et Augustino et le choeur de la destruction), le prix du Gouverneur général en 2008 pour Naissance de Rebecca à l'ère des tourments, le Grand Prix du livre de Montréal pour Le jeune homme sans avenir, en plus des prix couronnant l'ensemble de sa carrière comme le Gilles-Corbeil, le Grand Prix Metropolis Bleu et le prix Molson du Conseil des arts.

__________________________________________________________________________

Des chants pour Angel. Marie-Claire Blais. Boréal. 236 pages.

image fournie par boréal

Des chants pour Angel, de Marie-Claire Blais