Depuis 15 ans, l'équipe de la maison d'édition Mémoire d'encrier travaille à abattre les murs entre les communautés, car pour son fondateur, Rodney Saint-Éloi, la littérature est une fête à laquelle tous sont conviés. Et les récents débats de la société québécoise lui donnent l'impression d'être du bon côté de l'histoire. Portrait d'une maison devenue essentielle au Québec.

Dans les bureaux de Mémoire d'encrier, rue Bélanger, c'est une véritable petite ruche qui s'active. Lors de notre passage, il y avait un sentiment d'urgence. Comme d'habitude. Pas seulement parce que le Salon du livre de Montréal approchait à grands pas, mais parce qu'on travaillait sur le dernier livre du poète et artiste haïtien Gérald Bloncourt, qu'on savait condamné par la maladie. Et qui nous a finalement quittés cette semaine. Un titre qui n'était pas prévu au programme, mais ce n'est certes pas la première fois qu'à Mémoire d'encrier, on bouscule les plans.

L'éditeur Rodney Saint-Éloi arrive, accompagné de son ami Stanley Péan. Ils ont été temporairement colocataires il y a plus de 15 ans, et c'est dans leur appartement qu'est née l'idée de la maison, dont les bureaux, pendant les premières années, ont été le salon de Rodney. Ensemble, ils saluent l'influence de Maximilien Laroche, leur professeur à l'Université Laval, à qui ils doivent beaucoup. «C'était un pionnier au Québec, affirme Stanley Péan. Un grand penseur, qui voyait la littérature comme une manifestation du social, pas comme un art détaché du reste.»

«Il avait un regard très décomplexé sur la littérature, renchérit Rodney Saint-Éloi. Nous avons une dette immense envers lui. Il m'a aidé à sortir des débats strictement haïtiens.» 

«Quand j'ai monté Mémoire d'encrier, l'idée était de déplacer le regard, d'opérer un nouveau découpage, en disant que la littérature québécoise était beaucoup plus grande que le Québec.»

Il faut avoir fréquenté les lancements, soupers et pique-niques de Mémoire d'encrier, toujours bien arrosés et internationalement gargantuesques dans leurs menus, pour comprendre à quel point il est vrai que la vie et la littérature s'y mélangent. 

On y voit le portrait du Québec d'aujourd'hui, où la jeunesse militante et diversifiée se mélange aux piliers du milieu littéraire, et l'on y cite autant Gaston Miron, Davertige que Joséphine Bacon pendant que les enfants courent entre les jambes des convives.

La magie

«Impossible» n'est pas un mot haïtien pour Rodney Saint-Éloi. Quand on lui demande comment Mémoire d'encrier fait pour arriver, en publiant des livres pour lesquels elle ne reçoit parfois aucune subvention, car les auteurs ne sont pas strictement canadiens, il répond, très sincèrement: «On ne sait pas. Mais si on se posait la question, on ne le ferait pas, non?» 

Grand éclat de rire dans le bureau de tous les employés, plus particulièrement de Virginie Turcotte, son adjointe depuis le début. «Je suis plus pragmatique, dit-elle. Mais, maintenant, je crois que rien n'est impossible.»

«Rodney réussit toujours à nous embarquer dans ses folies, parce que finalement, ce sont de grandes visions et des rêves qu'on réussit à concrétiser, en allant chercher le meilleur de nous-mêmes.»

C'est en organisant les Rencontres québécoises en Haïti en 2013, où une cinquantaine d'écrivains, d'éditeurs et de libraires se sont retrouvés parachutés dans l'île magique sans beaucoup de préparation, que Yara El-Ghadban, présidente de l'Espace de la diversité, s'est pratiquement convertie à la magie de Mémoire d'encrier. «J'étais déjà une groupie de la maison, mais au retour, j'ai abandonné mes études et un chemin prévisible pour me lancer dans l'écriture à temps plein.»

Elle vient de publier chez eux Je suis Ariel Sharon, et un autre miracle s'est produit au lancement. Joséphine Bacon et Antonine Maillet y sont devenues amies. «Qui aurait pensé qu'au lancement d'une Palestinienne, une écrivaine acadienne et une poétesse innue allaient entamer une correspondance?»

L'éditeur thaumaturge

C'est l'envie de réparer les injustices qui a guidé Rodney Saint-Éloi dès l'enfance. Éduqué par les pères du Sacré-Coeur au Collège canado-haïtien, des études que lui payait sa grand-mère qui habitait à Montréal, le Québec est dans sa vie depuis longtemps. Il a fondé en Haïti la maison d'édition Mémoire, où, déjà, il voulait faire dialoguer les écrivains de la diaspora et les écrivains «du sol haïtien», qui étaient en compétition.

L'un des premiers titres publiés chez Mémoire d'encrier à Montréal a été l'Anthologie secrète du poète Davertige, car il voyait là une injustice littéraire envers une oeuvre incontournable. C'est pour la même raison qu'il a publié le classique Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, «un livre qu'il faut avoir lu avant de mourir», comme cadeau aux lecteurs québécois.

Mais ces dernières années, ce sont plus particulièrement les écrivains des Premières Nations que Mémoire d'encrier publie qui augmentent son rayonnement, tellement ces voix sont les bienvenues. Car c'est la première chose qui l'a frappé au Québec, cette absence dans le paysage littéraire. «Parce que tous les Haïtiens, nous savons que nous sommes là parce que les Indiens d'Haïti, les Taïnos, ont été tués avant nous», dit-il. 

Droit de parole

Le débat sur Kanata et SLĀV revient forcément sur la table. «On a beaucoup souffert cet été parce qu'il y a un déficit d'histoire, croit-il. Il y a une histoire qu'on ne m'a pas racontée. Une histoire que le Canada a tuée. Un passé qui a été ‟silencié", un présent que les gens ne connaissent pas, alors comment peut-on penser l'avenir? C'est pourquoi Mémoire d'encrier, qu'on le veuille ou non, entre dans le débat social. Et je pense que c'est la littérature qui joue le mieux ce rôle. Elle nous permet d'entrer dans une fluidité sans dire qui a tort, qui a raison, qui est raciste et qui ne l'est pas.» 

«L'idée est d'entrer vraiment dans la complexité du monde. La littérature des Premières Nations a quelque chose d'intéressant parce qu'elle met le doigt dans nos propres vulnérabilités.»

Tout le monde a le droit de parole chez Mémoire d'encrier. C'est l'esprit de la maison, autant à l'interne qu'à l'externe. Rodney se fait brasser par son équipe et il aime ça. «C'est que, en tant qu'Haïtien, j'ai peur d'être un dictateur, rigole-t-il. Je dis toujours: vous n'êtes pas des employés, déployez-vous!»

C'est ce qu'a fait Étienne Bienvenu, responsable du visuel de Mémoire d'encrier depuis le début, quand il pensait, en sortant de ses études en graphisme, créer son portfolio. «Je dirais que 90 % de ce que j'ai fait est ici, explique-t-il, en montrant sur les murs les nombreuses couvertures des livres publiés en 15 ans. Disons que je n'ai plus une relation normale de client envers Mémoire d'encrier. Ce sont vraiment mes amis.»

«Étienne est celui qui a donné le look à Mémoire d'encrier et, tu vois, il n'est pas noir!», lance à la blague l'éditeur.

«Être un humain»

Car oui, à ses débuts, Mémoire d'encrier, en donnant la parole à des voix plus marginales, a été perçue comme une maison de «voix de ghettos», rappelle Stanley Péan, qui y a publié notamment Taximan. Il n'était pas rare - et même encore aujourd'hui - qu'on y dirige les aspirants écrivains qui ne cadraient pas dans un milieu de l'édition très blanc. «Ça dit quelque chose, note Stanley Péan. Mais Rodney n'a pas à avoir le monopole de ces voix-là.»

«Nous, c'est les conditions du monde qui nous intéressent», explique Rodney Saint-Éloi. Au coeur de notre démarche littéraire, il y a la question du respect et de la citoyenneté, mais une citoyenneté beaucoup plus ouverte. Ça ne suffit pas d'être québécois, d'être haïtien ou d'être autochtone. Il faut simplement arriver à être un humain qui participe au fonctionnement et au renouvellement de l'humanité. C'est peut-être ça, le message de Mémoire d'encrier.»

Photo Robert Skinner, La Presse

Toute l'équipe de Mémoire d'encrier, à laquelle s'est joint l'écrivain Stanley Péan, un ami depuis le début de la maison