L'Espagnole Angélica Liddell est l'une des figures de proue du théâtre contemporain en Europe. Son spectacle Todo el cielo sobre la tierra (El síndrome de Wendy) traite d'abandon et de la perte de l'innocence. La Wendy du titre est bien celle de Peter Pan, l'enfant qui ne veut pas grandir. Et l'île de Neverland du conte devient ici Utoya, là où 69 jeunes Norvégiens ont perdu la vie sous les balles d'un tireur fou en 2011. Angélica Liddell a écrit et dirigé la pièce, en a conçu la scénographie et les costumes. Elle y joue aussi. Mais cette artiste totale ne joue pas vraiment. Elle milite en faveur de la poésie qui passe par un réalisme extrême. Radicale et nécessaire. Angélica Liddell a répondu à nos questions par courriel.

Votre pièce parle de la fin de l'enfance et de la perte de l'innocence. Est-ce que la poésie peut permettre de contourner ces «drames» en nous éloignant, en quelque sorte, de la réalité?

Vieillir, c'est se décomposer, disait Céline. Se décomposer, comme Rembrandt, c'est écoeurant, rien ne peut l'empêcher, on devient laid, répugnant. On ne peut arriver à la poésie qu'en passant par un réalisme extrême. C'est l'homme moyen, dont la vie se limite à manger, travailler, déféquer et baiser, qui vit à l'extérieur de la réalité. Pas moi. Ce qui me plaît dans le monde de l'esprit, c'est cette saveur dégoûtante de merde que nous laissent les gens à la bouche. Grâce à ce dégoût, je cherche le beau sans jamais m'arrêter.

Votre travail se rapproche du théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud, une recherche sur la douleur de vivre, sans concession, qui peut mener à la transe théâtrale, n'est-ce pas?

Je me reconnais chez Artaud, surtout pour la distance inexistante entre l'oeuvre et la vie, pour son besoin d'exprimer les conflits humains fondamentaux, pour descendre dans les profondeurs qui nous sont propres. La cruauté n'est pas douleur, mais vérité. La transe ne survient pas en suivant une méthode, mais grâce à un rituel inexplicable qui a lieu dans le fait de se mettre face au public. C'est la scène, précisément l'événement scénique, qui mène à la transe.

Les critiques parlent beaucoup de votre rage et de votre pessimisme. Mais ne faut-il pas faire la différence entre vos différents rôles: l'auteure, la metteure en scène et l'actrice?

Quels rôles? Il y a longtemps que je ne travaille pas avec des personnages. Il m'arrive de mettre dans la bouche d'un autre des paroles qui viennent de mes journaux intimes. Je travaille avec mes journaux, en les déconstruisant et en les reconstruisant pour raconter une histoire. Pour que Wendy puisse dire son texte, la première chose qui doit surgir, c'est la foutue solitude, ensuite l'écrire et essayer de changer cette merde en quelque chose de beau. Est-ce qu'on demanderait à Emily Dickinson de parler de ses personnages? C'est la même chose ici. Sauf qu'au lieu de se retrouver sur papier, ce que j'écris est montré sur scène face à un public.

Votre lucidité révèle un aspect politique. Votre intérêt pour la culture chinoise, par exemple, ne vous empêche pas d'être très critique à l'égard de la politique chinoise.

Seule la poésie me permet de parler de l'esprit. Mon oeuvre n'est pas politique dans le sens d'expliquer quelque chose d'un point de vue social. Ce qui m'intéresse, c'est l'esprit, la gloire et la misère qui nous touchent par le simple fait d'être vivant, le mal, l'amour et le besoin pour ce qui relève du divin. Quand je me rebelle contre la politique communiste chinoise, c'est qu'elle contient une destruction systématique de la beauté et qu'elle procède d'un matérialisme pur. Il y a des dictatures esthétiques qui ne comprennent pas l'idée de la beauté comme révélation de ce qui est humain. On peut détester la politique chinoise et aimer plusieurs choses de la Chine.

Dans la pièce, vous parlez, entre autres, de la recherche du bonheur, du besoin d'aimer. L'île d'Utoya n'est-elle pas le lieu de la haine totale, de ce qu'on pourrait appeler le «désamour»?

Ce dont je parle, c'est du besoin d'être aimé qui, lorsqu'on quitte la jeunesse, doit être satisfait en passant à travers les stigmates, le cilice, la foutue famille, le travail et l'humiliation. Le «désamour» n'existe pas. Pour moi, l'amour, c'est ce que les Français appellent «l'amour à mort».

Au-delà de la dénonciation des défauts et des lâchetés humaines que l'on trouve dans votre travail, ne peut-on pas y lire, finalement, une soif absolue de vie?

Oui, c'est une soif absolue que personne ne peut étancher. Pour cela, précisément et au même moment, je déteste la vie. Comment prendrons-nous goût à la vie? Comment?

Au Monument-National les 27 et 28 mai.