Tout au long du Festival de jazz, notre journaliste parcourt les différentes scènes et nous offre un compte rendu des spectacles qui ont retenu son attention.

Steve Coleman and Five Elements: aride? Pas une ride!

Steve Coleman and Five Elements? Pas tout à fait élémentaire, mon cher Watson.

Le Monument-National était relativement bien garni au parterre mais loin d'être plein pour  accueillir ce grand musicien négligé à Montréal. Quelques rares passages échelonnés sur une trentaine d'années et puis... encore aujourd'hui on perçoit ces échos: trop complexe, trop étrange, trop intello. Trop nourrissant, tant qu'à y être? Trop riche en protéine?

C'est l'époque... Enfin pas tout à fait : dans certaines capitales européennes, Steve Coleman a aujourd'hui le statut d'un John Zorn, à tout le moins d'un Dave Douglas ou d'un Vijay Iyer. OEuvre jugée colossale, énormément de relief dans le travail compositionnel, sidemen plus qu'excellents - Anthony Tidd, basse, Sean Rickman, batterie, Miles Okazaki, guitare, Jonathan Finlayson, trompette.

Qui plus est, cette musique ne ressemble à rien d'autre que celle de Steve Coleman,  59 ans, toujours fringué comme un ado.

Ce qu'il tisse au sax alto était déjà applaudi dans les années 80, tant au sein de ses propres ensembles que dans ceux de «gros noms» de l'époque, tel le contrebassiste Dave Holland. Trois décennies et une trentaine d'albums plus tard, des centaines de mélomanes montréalais et musiciens éduqués dans les facultés de jazz ont assurément pris leur pied hier, quelques autres ont été conquis pour de bon.

Steve Coleman demeure unique dans ses surimpressions de pattern rythmiques extrêmement complexes et d'autant plus difficiles à exécuter (Functional Arrhythmias pour reprendre le titre du dernier opus sous la bannière Five Elements), au-dessus desquels chaque instrument mélodique ou harmonique développe un discours à la fois  autonome et complémentaire, qu'il soit composé ou improvisé. 

Trop complexe pour l'oreille, somme toute? Aucunement, à condition bien sûr de se soumettre à un certain entraînement. Comme les grands vins, la grande littérature, la grande musique ne s'apprécie pas en claquant des doigts. Pour ma part, celle de Steve Coleman a même gagné en sensualité et en souplesse, certaines propositions mélodiques en allègent la polyphonie et la polyrythmie sans en évacuer l'extrême densité. Les évocations africaines, manouches, latines, indiennes ou classiques européennes en renforcent l'universalité.

En somme, près de deux heures où la fascination pour les Five Elements de ce compositeur d'exception n'a cessé de croître, du début à la fin.

Aride? J'insiste, pas une ride au programme.

Tal Wilkenfeld: musicienne surdouée et... compositrice sans intérêt

Prodige de la basse électrique, l'Australienne Tal Wilkenfeld s'est promenée allègrement entre rock et jazz depuis les débuts d'une carrière encore jeune, ô combien flamboyante. On l'a vue briller chez Jeff Beck et Ryan Adams comme chez Herbie Hancock et Chick Corea.

Hier soir, au Club Soda, elle menait sa barque... Quel genre allait alors l'emporter?

La première chanson au programme, Killing Me, était clairement d'allégeance rock. Plus précisément, la musicienne avait choisi d'investir les territoires suivants: rock classique, power pop, racines folk rock, très lointaines évocations jazzistiques. Ce fut ainsi jusqu'à la fin.

Les rythmes étaient carrés, très costauds, la guitare électrique était saturée comme il se doit, la basse lourdement binaire et les prolongements harmoniques n'avaient pas été imaginés par des rockeurs de garage. Deux femmes (claviers, basse, guitares, chant) et deux hommes (guitares, basse, batterie) abordaient ces musiques populaires avec un classicisme consommé. Éduqués, compétents, techniquement impeccables... étudiants modèles! On les devinait tous capables de nous balancer des choses beaucoup plus complexes.

Hormis la basse, Tal Wilkenfeld s'avère aussi douée pour la guitare et le chant - comme on a pu l'observer dans quelques vidéos sur le web. À l'évidence, elle préfère actuellement défendre des chansons de son cru... Et qui, malheureusement, ne sont que des exercices de style à paraître sur son prochain album solo. C'est idem pour les reprises musclées qu'elle propose, telles Last Goodbye de Jeff Buckley et How Soon Is Now des Smiths.

Serait-elle une instrumentiste surdouée, fabuleuse improvisatrice, femme-orchestre et... compositrice sans intérêt? Poser la question...

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Tal Wilkenfeld

Fred Hersch: jazz très subtil... dans la nuit

Pourquoi fallait-il se trouver au Gesù à 22h30 et risquer d'y combattre la somnolence à l'écoute d'un jazz soliloque aussi délicat que celui de Fred Hersch? Parce que cet homme est l'un des plus grands jazzmen de son époque.

Pour les fans finis de piano jazz à forte teneur harmonique, le musicien new-yorkais se situe au pinacle du raffinement. Exactement dans la lignée d'un Bill Evans, il a choisi de fonder et construire son jeu sur la profondeur de l'harmonie plutôt que de développer une articulation spectaculaire, de quadrupler les tempos, de multiplier les cascades mélodiques et ainsi épater la galerie.

Forcément, ce type de pianiste ne suscite pas le même engouement que les interprètes rapides et incisifs.

Ainsi donc, il faut être sensible à l'harmonie et au contrepoint pour apprécier cet artiste à sa pleine mesure, car tout son art se trouve dans les imbrications d'accords de ses propres compositions (Down Home, Sarabande, etc.) ou de ses relectures éclairées (Antônio Carlos Jobim, Joni Mitchell, Jerome Kern, etc.), aussi dans les très subtils ornements qu'il confère à ses interprétations.

L'argument rythmique est aussi fort intéressant dans la facture générale de son jeu, et les cadences choisies font aussi partie de la signature.

Superbement conçu, l'art de Fred Hersch fait immanquablement son chemin. D'entrée de jeu, on peut avoir l'impression que son esthétique s'inscrit dans une trop grande normalité jazzistique, et puis... plus on écoute ce musicien, plus on en contemple l'envergure.