Tout le monde l'appelle Janine, sauf peut-être Gilles Latulippe pour qui elle sera toujours Notre-Dame du Théâtre. À quelques mois de ses 90 ans, celle qui a assisté aux balbutiements du théâtre et de la télévision québécois publie ses mémoires. Avec l'aide de son gendre, Jean-François Lépine, elle a accepté de plonger dans un passé en dents de scie marqué par autant d'épreuves personnelles que des succès professionnels.

Un après-midi par semaine pendant environ un an et demi, Janine Sutto a ouvert la porte de son appartement pour accueillir son gendre, le journaliste Jean-François Lépine, comme elle m'accueille aujourd'hui. «On prenait place là», dit Janine, toute menue dans ses leggings d'adolescente, en désignant une table de salle à manger où règne un fouillis de paperasses dont elle est la seule à comprendre la logique.

Une fois par semaine donc, le gendre et sa belle-mère se sont assis à cette table. Le gendre appuyait sur le bouton d'une enregistreuse, conscient que la partie ne serait pas facile.

«En effet, ç'a été très douloureux de revenir sur le passé. Je ne suis pas une nostalgique. J'aime aller de l'avant, pas revenir sur des vieilles affaires. Et puis, bon, j'en avais oublié des grands bouts. Heureusement que j'avais conservé beaucoup de documents qui me rappelaient une foule de souvenirs.»

Janine Sutto n'aime pas revenir sur le passé, mais sa fille Mireille Deyglun et des camarades la pressaient de le faire depuis longtemps. Et puis, Janette Bertrand, une complice de longue date, a décidé de se payer une thérapie en publiant ses mémoires. Janine s'est dit: pourquoi pas moi? «Mes intentions étaient différentes de celles de Janette. La thérapie, très peu pour moi, chère. Jean-François m'a convaincue de parler un peu de ma vie privée parce qu'elle était liée à ma vie d'actrice. Mais l'important à mes yeux, c'était de témoigner de la naissance de la vie théâtrale au Québec pour montrer aux jeunes à quel point on partait de rien.»

Il y a une dernière raison pour laquelle Janine a accepté de lever le voile sur sa vie: «Je voulais que le public sache que c'est un métier difficile, terrible même. Le public s'imagine que les acteurs ont une vie glamour. Ils n'ont pas idée comment ça peut être dur. D'abord parce que c'est un métier qui sort de toi. T'as besoin d'une grande santé physique et mentale pour l'exercer. Mais je ne suis pas une martyre. J'ai aimé passionnément ce métier.»

D'hier à aujourd'hui

Pour la petite histoire, Janine Sutto est née en France en avril 1921. Son père, Léopold Sutto, était un aventurier d'origine italienne qui travaillait pour les studios de cinéma de Charles Pathé où il a rencontré Renée Rimbert, une Alsacienne. Deux enfants sont nés de leur union: André, l'aîné, et, neuf ans plus tard, la petite Janine. Celle-ci n'a que 8 ans lorsque la famille s'embarque sur le navire jumeau du Titanic pour émigrer à Montréal, une ville froide et enneigée qui lui rappelle à chaque instant combien elle s'ennuie de Paris. À 8 ans, Janine rêve déjà de devenir actrice. À 20 ans, elle obtient un premier petit rôle dans L'Aiglon d'Edmond Rostand monté par la section française du Montreal Repertory Theater où elle rencontre Jean-Louis Roux, qui va bientôt fonder le TNM, et Yvette Brind'Amour, qui va bientôt lancer le Rideau Vert. Les radioromans sont en vogue tant à Radio-Canada qu'à CKAC. Janine en fait tellement qu'elle est élue Miss Radio en 1945.

Elle joue aussi à l'Arcade, le théâtre populaire de l'heure. Elle y rencontre son premier mari, Pierre Dagenais, avec qui elle fonde l'Équipe, la première troupe de théâtre contemporain.

Malgré son peu de moyens, l'Équipe réussit à s'imposer au plan théâtral et à survivre. Plus longtemps en tout cas que le mariage de Janine avec Pierre Dagenais qui dure à peine un an. Janine est jeune et belle. C'est une vedette, mais c'est surtout une femme libre et moderne qui ne s'embarrasse pas des conventions de l'époque. Ses histoires d'amour se succèdent. Ses déceptions amoureuses aussi. Et puis, elle rencontre l'homme de sa vie, l'auteur Henri Deyglun, qui est marié à Mimi d'Estée. Ils sont amants pendant six ans avant de se mettre en ménage en 1953. Cinq ans plus tard, Janine donne naissance aux jumelles, Mireille et Catherine. L'une est parfaitement normale, l'autre est mongolienne. C'est le début d'une longue aventure avec un enfant aujourd'hui âgé de 52 ans et dont Janine n'a jamais voulu se séparer.

«Instinctivement, tu veux protéger le petit oiseau blessé, dit-elle. Je me souviens qu'Henri me disait souvent: fais attention, t'as pas juste une fille. Il avait raison, mais en même temps, je ne voulais pas que Mireille devienne une petite princesse gâtée et prétentieuse. Résultat, j'ai été une mère absente ou alors trop centrée sur Catherine. Je travaillais trop. J'ai eu des dépressions terribles que je n'ai pas pris le temps de soigner. J'ai trop bu, mais j'étais entourée d'ivrognes. C'est sans doute à cause d'eux que j'ai arrêté de boire du jour au lendemain.»

Début des années 70, Janine vit en 18 mois les pires moments de sa vie. Elle perd Henri Deyglun qui succombe à un cancer, le fils d'Henri, Serge Deyglun, qui était un grand ami, et sa propre mère. Elle connaîtra aussi un dernier grand amour avec un grand acteur qu'elle ne nomme que par la lettre D pour ménager sa famille, et dont elle garde un souvenir attendri et ému.

Départ de Catherine

Le 17 octobre dernier a marqué le premier anniversaire de la vie de Janine sans Catherine. Après avoir été en arrêt respiratoire et avoir frôlé la mort, Catherine a été placée à temps plein dans un centre spécialisé. Elle ne revient chez sa mère que les fins de semaine, un changement que Janine a encore de la difficulté à digérer. «Cette enfant est très courageuse», dit-elle sans penser un instant que le qualificatif pourrait s'appliquer à elle. «Courageuse, moi? Non», réplique-t-elle sincèrement et sans fausse modestie.

Le départ de Catherine a fait en sorte que Janine accepte à nouveau toutes les invitations aux premières de théâtre. D'Espace Go au TNM en passant par le Rideau Vert, on l'a vue cet automne se faufiler à travers les foules, monter de trop nombreuses marches et survivre à des spectacles trop longs sans même cogner des clous. «Qu'est-ce que tu veux que je te dise, chère, j'aime ça!» «

Choisie pour son plus grand bonheur par le metteur en scène René Richard Cyr pour interpréter la vieille Olivine Dubuc de Belles-Soeurs, elle a chanté tout l'été à Joliette. Elle brûle de repartir sur la route avec ses camarades pour une tournée qui durera du 17 mars 2011 au 25 février 2012. «Si je suis encore en vie d'ici là», blague-t-elle. À quoi tout le monde lui répond qu'elle n'a pas à s'en faire, qu'elle en a encore pour 100 ans. Quand on est Notre-Dame du Théâtre, c'est la moindre des choses.

Janine Sutto sera au Salon du livre (stand Libre expression) le mercredi 17 novembre, de 19h30 à 20h30, ainsi que les samedi et dimanche, de 14h à 15h30.