Selon une légende savamment cultivée par ses stratèges, Stephen Harper serait un pianiste dans l'âme, qui a longtemps étudié le piano et qui, encore aujourd'hui, ne peut pas passer devant cet instrument sans s'y frotter. À preuve: sa désormais célèbre aventure pianistique à St John's la semaine dernière.

Comme la souris devant le morceau de fromage et l'abeille devant la corolle de campanule, Stephen Harper a figé en apercevant le piano à queue qui traînait par le plus grand des hasards à l'aéroport de St John's jeudi dernier. Puis, sans même consulter son entourage, il s'est rué sur l'instrument.

Avec les journalistes et les agents de GRC comme seul public, le Rachmaninov de Calgary a immédiatement déployé ses talents musicaux en interprétant non pas le Second concerto du grand compositeur russe, mais While My Guitar Gently Weeps de George Harrison et Carefree Highway de Gordon Lightfoot. On a de la culture musicale ou on n'en a pas...

Dans la foulée de cette virée pianistique, Stephen Harper a accordé au Globe and Mail une rare entrevue culturelle où il a tenté de justifier les compressions de 45 millions dans les arts, mais aussi où il a expliqué le rapport qu'il entretient avec le piano en particulier et avec les arts en général.

Assez étrangement, les médias qui ont repris l'article, ont complètement passé sous silence ce passage fascinant qui ouvrait une fenêtre, pour ne pas dire une baie vitrée, sur la psyché d'un homme qui a joué du piano, écrit de la poésie et tâté de la chanson comme interprète.

De mémoire de journaliste, j'ai rarement vu une confession aussi candide de la part d'un politicien qui, contrairement à la rumeur, n'est pas un béotien ni un inculte. Seulement un homme qui a un rapport à l'art un brin tordu et à qui le sobriquet «Art-peur» va décidément comme un gant.

Quel est donc ce rapport que le chef des conservateurs entretient avec l'art? Pour résumer, disons que c'est un mélange d'abandon et de retenu, d'attraction et de répulsion, de désir fou et de contrôle castrant, bref d'amour et de haine.

Stephen Harper raconte qu'il a longtemps été déchiré par son penchant pour le piano. Déchiré en ce sens qu'il s'est un temps demandé s'il devait continuer à jouer ou carrément tuer toute velléité pianistique et musicale en lui.

Enfant, même s'il n'y avait pas de piano à la maison, il a insisté auprès de ses parents pour prendre des cours. Les premiers mois, il répétait sur un clavier en carton qu'il avait confectionné. Lorsque les parents Harper ont finalement acheté un piano, leur fils s'est mis à étudier l'instrument avec un surplus de sérieux et d'intensité.

L'histoire ne dit pas si Harper aurait pu devenir le Glenn Gould de l'an 2000. Chose certaine, chaque année, le jeune pianiste en herbe se faisait un devoir de passer les examens mis au point par le Royal Conservatory of Music de Toronto.

Il s'est rendu jusqu'à l'examen pratique de niveau 9 (il y a 10 niveaux en tout), qu'il a réussi avec brio. Sa performance fut moins brillante dans l'examen théorique où il a récolté une note moyenne qu'il n'a jamais digérée. Il s'en plaint encore régulièrement. Puis sans crier gare, le jeune Harper a abandonné le piano et la musique pour aller étudier l'économie. Pourquoi?

«Le problème, a-t-il expliqué, c'est que j'ai toujours retiré, et que je retire encore, une grande satisfaction quand je joue du piano ou que je fais de la musique mais je deviens trop pris par ça. J'ai toujours eu ce problème-là avec les choses artistiques. Ce sont des choses qui m'attirent à un point tel que je n'arrive plus à m'en défaire et à m'en détacher.»

Si j'ai bien lu, voilà donc un homme tenté par l'art, mais effrayé par ses propres élans artistiques. Voilà aussi un homme qui envisage l'inspiration et l'énergie vive de la création non pas comme une force mais comme une perte de maîtrise et, ultimement, une perte de soi. Plus les arts l'attirent, plus il réprime et refoule l'élan.

Comment, après cela, s'étonner que ce même homme soit méfiant à l'égard des artistes, des êtres qui, dans son esprit, ne peuvent qu'être des excessifs dépourvus de toute raison. Comment aussi s'étonner que cet homme nomme des gens sans talent, sans passion et sans sensibilité pour gérer le dossier des arts?

On ne peut pas refaire l'Histoire. Reste que si Stephen Harper avait assouvi ses élans musicaux au lieu de les refouler, les arts dans ce pays auraient trouvé au Parlement un allié plutôt qu'un pianiste frustré, qui fait des coupes dans les arts pour mieux punir l'artiste qui sommeille en lui.