Le métier est plein de rebondissements, mais pratiquement inconnu, ce qui ne facilite pas le recrutement. L’emploi n’exige qu’un diplôme d’études secondaires. La formation est fournie. Le travail consiste à prendre la mer. Il est cependant ardu, et comme partout, la pénurie de main-d’œuvre se fait durement sentir. Un témoignage qui secoue.

Ça prend des gens spéciaux

PHOTO FOURNIE PAR SYLVIE GAGNÉ

Sylvie Gagné à l’œuvre au milieu de ses paniers de crabes

Août 2021. Sylvie Gagné faisait visiter une maison à Trois-Pistoles, dont elle gérait la location estivale pour le propriétaire.

Elle a expliqué qu’en raison des caprices des puits artésiens, il fallait limiter la consommation d’eau.

« C’est comme à bord d’un navire : quand la douche dure plus de cinq minutes, c’est suspect. »

Ah ! Elle avait navigué ?

« J’ai été observatrice en mer à bord des bateaux de pêche pour Pêches et Océans Canada », a-t-elle répondu.

Pendant cinq ans, elle a travaillé pour Biorex, firme qui gère en sous-traitance le programme d’observateurs en mer pour le ministère canadien des Pêches et Océans (MPO).

Le recrutement est difficile, a-t-elle dit.

Drôle de métier

Le métier d’observateur en mer est méconnu, mais essentiel pour la gestion et la conservation de la ressource halieutique.

Il consiste à accompagner les bateaux sélectionnés durant leurs sorties en mer pour recueillir des données détaillées sur les prises.

Le Programme national des observateurs en mer du Canada a été institué en 1978.

« Le transport d’observateurs en mer est une condition de permis pour de nombreuses pêcheries », explique par courriel un porte-parole de Pêches et Océans Canada.

« Ce modèle a été mis en œuvre avec succès pendant des décennies, et les entreprises d’observation et les observateurs désignés ont acquis une vaste expérience dans le soutien à la gestion durable des pêches. »

Biorex, une firme de consultants en milieu marin fondée en 1978 par des biologistes, est une des quatre entreprises de l’est du Canada accréditées pour le Programme national des observateurs en mer.

L’entreprise emploie une cinquantaine de personnes à son siège social de Québec et ses deux bureaux de coordination des opérations, à Gaspé et à Caraquet.

« Le rôle de Biorex est de recruter les candidats, les former spécifiquement aux tâches qu’ils vont réaliser en mer, les déployer sur les différentes flottes, afin d’atteindre les pourcentages de couverture visés pour chacune des flottes », décrit Marc Gagnon, un des fondateurs de l’entreprise et directeur des opérations de la région du Québec.

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Le chalut vient de déverser son contenu de crevettes, à la poupe d’un crevettier.

Pour chaque type de pêche — crabes, crevettes, poissons de fond, concombres de mer, etc. –, on compte plusieurs flottes, selon leur port ou leur région d’attache.

Biorex couvre deux des sept régions administratives définies par le MPO : la région du Québec, qui s’étend sur l’estuaire, et la région du golfe du Saint-Laurent.

Selon le type de pêche et la saison, de 5 à 20 % des sorties en mer sont accompagnées par un observateur. Ou une observatrice. Car depuis plusieurs années, au moins la moitié sont des femmes.

Trois rôles

L’observateur en mer remplit trois rôles. « Un, c’est de recueillir des données biologiques sur les captures, qui sont utilisées par le Ministère pour faire des évaluations de ressources », indique Marc Gagnon.

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Sylvie Gagné mesure des sébastes.

Ils doivent également prendre des notes détaillées sur l’état des prises, qu’ils transmettent aussitôt pour la gestion des pêches, dont certaines sont gérées sur une base quasi quotidienne.

Enfin, ils doivent vérifier le respect des réglementations de pêche et des conditions de permis.

La pêche aux candidats

Le recrutement se complique, confirme Marc Gagnon.

« Il y a eu un changement, depuis les trois dernières années. C’est plus difficile », constate-t-il. « Il y a des postes à pourvoir à l’heure où on se parle, et on va essayer de les pourvoir dans les prochaines semaines. »

Biorex affecte normalement une vingtaine d’observateurs à chacune des deux régions qu’elle couvre.

Règle générale, une quinzaine de candidats entament chaque printemps la formation d’une durée de deux ou trois semaines. Tous ne la terminent pas.

Le contingent d’observateurs connaît également un fort taux de roulement.

« On peut passer de 40 observateurs à 25 ou 30 sur un cycle annuel », souligne le directeur.

« Plusieurs observateurs s’aperçoivent que ce travail n’est pas pour eux. Pour plusieurs raisons. »

Il faut aimer la mer, suppose-t-on.

« Ne pas aimer la mer, ce n’est pas le problème, rétorque-t-il en riant. Le problème, c’est le mal de mer ! »

« C’est difficile de savoir avant quelques sorties en mer si une personne va faire un bon observateur ou non. »

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À la pêche au concombre de mer, une des prises surveillées par l’observatrice en mer Sylvie Gagné

L’horaire de travail est un autre facteur rebutant.

« Les pêcheurs pêchent tôt. Ils partent à 3 h ou 4 h du matin. C’est difficile pour plusieurs personnes. »

La durée des sorties en mer varie de quelques heures à plusieurs jours, selon le type de pêche.

« Les observateurs sont des gens qui travaillent sans supervision directe, qui aiment le travail en plein air, qui peuvent travailler dans toutes sortes de conditions météo, commente Marc Gagnon. Ils peuvent avoir très froid au mois d’avril et très chaud au mois d’août. Ils peuvent travailler sur une mer d’huile comme sur une mer déchaînée. »

« C’est vraiment un emploi très spécial, et ça prend des gens spéciaux pour le faire. »

Des gens comme Sylvie Gagné.

Aventures et mésaventures maritimes

Sylvie Gagné a travaillé cinq ans comme observatrice en mer. Cinq ans d’aventures et de mésaventures…

Changement de carrière

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À bord d’un crabier muni d’une cale à eau. Sylvie Gagné, au centre, choisit quelques échantillons pour la mesure.

À l’époque, elle avait tenu pour ses amis et sa famille une vibrante chronique de son expérience, dont certains passages émaillent ici le récit qu’elle nous a fait de ses aventures, au printemps 2022. Sylvie Gagné avait 56 ans quand elle a changé radicalement de carrière. Une lointaine expérience estivale comme cuisinière sur un voilier lui ayant laissé un bon souvenir, elle a consulté le site de Pêches et Océans Canada. « J’ai vu passer ça : observateur des pêches en mer. Ils cherchaient du monde. » La formation a duré trois intenses semaines, pendant lesquelles elle s’est initiée aux engins de pêche, aux lois et règlements de Pêches et Océans Canada, à la dissection des poissons, aux rudiments de la navigation et des communications radio maritimes…

Journal de bord : 

Laissez-moi vous dire qu’il y existe bien autre chose que la canne à pêche et la puisette. Et que tous ces engins ont bien des parties avec des noms sortis tout droit de l’enfer. En plus, il faut les savoir tous sur le bout des doigts.

Sur les 35 candidats, il n’en est resté qu’une quinzaine. Dont elle. « Il y en a qui se sont aperçus qu’ils n’avaient pas le pied marin. »

Première sortie

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Sylvie Gagné mesure un crabe avec un pied à coulisse.

Sa première sortie s’est effectuée sur un crabier manœuvré par un capitaine et ses six frères, ce qui lui a immédiatement inspiré l’image de Blanche-Neige et les sept (solides) nains.

Journal de bord :

Pour la bouffe, sept gars ensemble, ça ne se complique pas la vie inutilement… Pour dîner, un mélange de patates pilées et de corned-beef servi avec du ketchup Heinz, des Jos Louis et du Pepsi. Le dîner avait au moins l’avantage de ne pas être difficile à vomir, car la mer s’est énervée un petit peu après le dîner et Blanche-Neige a eu le mal de mer.

Au moins, le menu était varié. Sur le bateau suivant, il s’est résumé à des hot-dogs trois fois par jour.

La brisette

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Entre deux levées de chalut, les hommes se reposent où et comme ils peuvent.

Peu de temps après, elle est montée à bord d’un minuscule crabier construit par son capitaine, dans lequel s’entassaient la fille de ce dernier et deux équipiers. Au large, une solide brise a commencé à creuser la mer. Sylvie Gagné a fait part de son inconfort au capitaine, qui lui a affirmé qu’il ne s’agissait que d’une « petite brisette du midi ». Une fois sur le site de pêche, le vent a forci et il a fallu 15 minutes à l’observatrice pour enfiler sa salopette et son manteau imperméable, secouée comme dans une sécheuse.

Journal de bord :

Avant de sortir, j’ai demandé au capitaine si ça se pouvait qu’on puisse couler. Il m’a dit qu’il ne pensait pas, que ça lui était déjà arrivé, mais c’était parce que le bateau prenait l’eau. Rien pour me rassurer !

Elle a ajouté un gilet de sauvetage à son attirail et s’est installée sur le pont, alors que le bateau faisait l’ascension de lames deux fois plus hautes que lui. « Et il s’obstinait à me dire que c’était une brisette ! » « Je ressemblais à une étoile de mer, les bras et les jambes écartillés à essayer de faire mon travail et de me tenir partout. Tout se promenait à l’intérieur, les outils, les cannes de Pepsi à terre. C’était épouvantable. Quand on est arrivés à quai, le capitaine a dit : “Oui, c’était un bon vent.” »

Avec les tripes

  • Une prise surprise : un hémitriptère atlantique photographié par Sylvie Gagné, « d’une beauté surprenante ! », dit-elle.

    PHOTO FOURNIE PAR SYLVIE GAGNÉ

    Une prise surprise : un hémitriptère atlantique photographié par Sylvie Gagné, « d’une beauté surprenante ! », dit-elle.

  • Un beau flétan de 130 kg, comme celui sur lequel Sylvie Gagné s’est un jour assise à califourchon pour faire des prélèvements.

    PHOTO FOURNIE PAR SYLVIE GAGNÉ

    Un beau flétan de 130 kg, comme celui sur lequel Sylvie Gagné s’est un jour assise à califourchon pour faire des prélèvements.

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Sa première pêche au poisson de fond, le turbot en l’occurrence, s’est déroulée sur un petit bateau qui dansait sur la mer « comme un bouchon de liège ». Lorsqu’elle en faisait la demande, les hommes d’équipage lui apportaient une « panne » remplie de turbots pour qu’elle puisse mesurer les échantillons et noter les données au crayon au plomb sur papier hydrofuge. Elle s’assoyait alors sur une autre « panne » renversée sur le pont.

Journal de bord :

Le défi consiste à réussir à attraper les poissons pour les mesurer sur une planche numérotée, les sexer (mâle ou femelle) en les ouvrant et inscrire ces données sur une feuille prévue à cet effet. Or ladite feuille ne reste pas propre passé la deuxième donnée. Imaginez après 175 poissons !

« À un moment donné, tu ne vois plus ce que tu as écrit », relève l’observatrice. Les tripes des poissons éventrés étaient lancées sur le pont, en attendant un grand nettoyage au jet d’eau. « À un moment, il y en a une méchante épaisseur, sur un petit bateau comme ça ! Tu n’es pas capable de te déplacer là-dedans. » Les pêcheurs glissent les pieds sur le pont sans les soulever, « mais moi, je n’étais pas habituée ».

L’accent

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En route vers le port, les chaluts sont réparés.

L’observateur doit aussi apprivoiser le vocabulaire maritime et les accents locaux, qui ajoutent à l’exotisme de l’expérience. Celui des Madelinots est particulièrement… dépaysant, a-t-elle pu constater lors d’une sortie d’une dizaine de jours pour la pêche au crabe.

Journal de bord :

Je me disais : « Ils vont penser que je suis sourde à leur faire répéter comme ça tout ce qu’ils disent ! » Alors je leur ai demandé de parler un peu plus lentement. Ils se sont empressés de le faire, mais en exagérant un peu beaucoup. Ce qui n’améliorait pas nécessairement la situation, vu qu’arrivé à la fin de ce qu’ils voulaient dire, on ne se rappelait plus le début !

Mais comme le pied marin, on se fait l’oreille marine. « C’est à force d’être avec eux autres qu’on finit par comprendre ce qu’ils disent. »

La couchette

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Un typique dortoir encombré, à la proue d’un navire.

Les sorties peuvent durer de trois à dix jours, auquel cas il faut dormir à bord. Les couchettes sont généralement à la proue, au pied d’un escalier. « Nous, les observateurs, on arrive les derniers, et on est toujours dans la couchette la plus loin en haut. »

Journal de bord :

Je me retrouve comme d’habitude sur la couchette du haut. L’espace entre mon nez et le plafond est d’à peu près 6 pouces. Ça ne laisse pas beaucoup de jeu pour se tourner et les choix pour dormir sont : sur le dos ou sur le ventre. J’ai essayé sur le côté et je suis restée un peu coincée, l’épaule et la hanche sont accotées au plafond !

C’est toutefois l’omniprésente odeur de carburant qui reste en mémoire… et sur les vêtements. « En revenant, ça ne sent pas le poisson, ça sent le diesel. » Il lui a quelquefois fallu mettre son pied à terre, au propre comme au figuré. Elle est montée un jour à bord d’un bateau insalubre, dont la cabine suintait au point que le plancher était couvert d’eau. « Ça sentait mauvais, c’était épouvantable. Sur toutes les couchettes, il y avait des morceaux de bateau et de moteur. J’ai dit aux gars : “Vous dormez où ?” Ils m’ont dit : “On s’assit à terre, on s’accote après le mur.” » Elle n’a pas hésité : « J’ai décidé de débarquer. »

L’accident

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Un crevettier lève son chalut, sous l’œil et l’appareil photo de l’observatrice en mer Sylvie Gagné.

La carrière de Sylvie Gagné a duré cinq ans. Elle a pris fin, tragiquement, sur un gros crevettier. Un des marins lui avait demandé de prendre sa caméra pour filmer une levée de chalut d’un poids exceptionnel. L’observatrice s’est placée sur le pont supérieur, près de la porte de la timonerie, pendant que les treuils grinçaient sous l’effort.

Journal de bord :

Soudain, un affreux TCHAAAAAARCCCCC résonne. Je suis frappée de plein fouet par un câble d’acier qui vient de céder. Le câble se défait en sifflant, me frappe du côté gauche et me projette à la mer.

Le choc, l’eau froide, des cris puis le noir.

« J’ai comme perdu connaissance un peu quand je suis tombée à l’eau. Les gars m’ont repêchée tout de suite. Ils m’ont strappée sur une planche avec du duct tape. J’étais tout habillée. »

Le sujet demeure sensible, elle ne l’évoque qu’avec réticence. « C’est encore un mauvais souvenir. »

Journal de bord :

Je navigue entre les secondes de réveil et le noir, j’ai l’impression d’être une noyée qui arrive à remonter juste à temps pour prendre une goulée d’air et s’enfonce de nouveau.

Elle s’est réveillée à l’hôpital quelques jours plus tard. Ses épais vêtements lui avaient sauvé la vie, mais elle a dû subir une longue série d’opérations.

Elle a fait difficilement le deuil d’un métier qu’elle avait appris à aimer et d’une camaraderie qui lui manquera longtemps.

Sylvie Gagné est maintenant à la retraite. Elle habite une petite maison située dans la rue principale de Trois-Pistoles, près du fleuve.

« Quand on est autour de la table, avec la famille et des amis, on parle de ça et on rigole. C’est encore vivant dans mon cœur. »