Un débat juridique se prépare pour déterminer si les télétravailleurs sont bel et bien protégés par les dispositions anti-briseurs de grève. À l’ère de la dématérialisation des lieux de travail, syndicats et spécialistes du droit s’entendent : les tribunaux ne pourront être sollicités ad vitam æternam et c’est le Code du travail qui devrait être modernisé. Ce qui ne semble pas être dans les plans de Québec pour l’instant.

Les télétravailleurs sont-ils bel et bien protégés par les dispositions anti-briseurs de grève ? Le débat se transportera devant la Cour supérieure, mais syndicats et spécialistes du droit souhaiteraient que Québec tranche en modernisant le Code du travail, ce qui ne semble pas dans les plans pour l’instant.

Le Tribunal administratif du travail (TAT) a élargi la portée de la définition de l’établissement de l’employeur dans une décision rendue en novembre dernier, ouvrant du coup la porte à une protection accrue des télétravailleurs et de tous les syndiqués dont le travail peut s’effectuer à distance. Cette décision fait l’objet d’une demande de révision judiciaire, ce qui signifie que la Cour supérieure du Québec devra s’y pencher. La décision du Tribunal fait jurisprudence, mais elle est contestée.

« C’est important parce qu’un juge dit ce que beaucoup d’auteurs ont suggéré dans des écrits, dit François Longpré, avocat spécialisé dans le droit du travail au cabinet BLG. Le télétravail demeurera. Les employés qui vont être en télétravail après la pandémie verraient leur situation encadrée. »

PHOTO FOURNIE PAR LE CABINET BLG

François Longpré, avocat spécialisé dans le droit du travail 
au cabinet BLG

Le TAT avait été sollicité dans le cadre d’un lock-out à la cimenterie de Joliette opposant CRH Canada et une section locale du syndicat Unifor, qui reprochait à l’employeur d’avoir eu recours à des travailleurs de remplacement. Quatre personnes, dont une en télétravail, violaient les dispositions anti-briseurs de grève du Code du travail, avait estimé le Tribunal, donnant partiellement raison aux plaignants.

Une notion élargie

Cette décision vient élargir la notion d’établissement de l’employeur. Auparavant, pour être considérée comme un briseur de grève, une personne devait effectuer le travail entre les murs de l’établissement de l’employeur.

Cette disposition se contourne difficilement dans le cas des travailleurs d’une usine de transformation alimentaire ou d’une chaîne d’assemblage d’aéronefs. Mais le portrait est différent dans le cas des salariés qui sont de plus en plus nombreux à travailler de leur domicile.

« [La décision du TAT] vient rétablir un rapport de force qui était à peu près nul dans plusieurs entreprises depuis le début de la pandémie », explique le secrétaire général de la FTQ, Denis Bolduc, même si le jugement est contesté.

Presque 15 ans après le lock-out au Journal de Québec, l’ex-journaliste et président du syndicat du quotidien espère que la demande de pourvoi ne provoquera pas un retour en arrière.

À l’époque du conflit de travail au Journal de Québec, qui s’est échelonné d’avril 2007 à juillet 2008, la Cour d’appel avait statué qu’il fallait travailler dans l’établissement de l’employeur pour être considéré comme un travailleur de remplacement.

« Il faut cesser cette lecture dinosaurienne du Code du travail, dit M. Bolduc. Au Journal, les tribunaux supérieurs avaient évoqué à la lettre le texte du Code du travail. Ils n’avaient pas fait une interprétation plus large. Le contexte a évolué. »

De plus en plus complexe

Avec la dématérialisation des lieux de travail qui est appelée à se poursuivre, il risque d’être de plus en plus difficile de définir clairement le port d’attache des employés. À plus long terme, d’autres questions émergeront.

Là où cela va devenir intéressant, c’est si le télétravail devient détaché d’un édifice parce qu’il n’y a plus d’endroit physique. Le principe de base [pour les accréditations syndicales], c’est que l’on doit nommer l’établissement. Qu’est-ce qui va arriver quand les employeurs n’auront plus de bureaux ?

François Longpré, avocat spécialisé dans le droit du travail au cabinet BLG

Plutôt que de demander aux tribunaux de trancher, les personnes interrogées par La Presse croient que Québec devrait plutôt songer à moderniser le Code du travail.

« Avant, on entrait à l’usine avec notre boîte à lunch et on rentrait à la maison le soir, raconte François Enault, premier vice-président de la CSN. Ce n’est plus le cas. La notion d’établissement doit être élargie. Il va y avoir de la pression sur le politique pour éviter que l’on s’éternise à faire un débat juridique. »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE LA CSN

François Enault, premier vice-président de la CSN

Associé en droit du travail chez Langlois Avocats, Yann Bernard abonde dans le même sens. Il estime que les conclusions du TAT viennent répondre à certaines questions, mais temporairement.

Pour Québec, une modification du Code du travail est un exercice délicat, souligne MBernard, puisqu’il faut s’assurer de ne pas « rendre le lock-out sans effet » et éviter qu’une « grève ne devienne sans effet ».

« On peut penser à quelque chose qui s’en irait vers la nature des fonctions plutôt qu’un lieu d’établissement appelé à être de plus en plus dématérialisé, souligne l’avocat. On doit savoir qui fait partie de l’accréditation. Avec un lieu, c’est plus facile. Des fonctions, on peut changer cela en un seul courriel. »

Dans une déclaration envoyée à La Presse, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, a réitéré que « l’élargissement de la notion d’établissement » du juge administratif Morand était « cohérente » avec la « position » de son ministère. Il n’a pas voulu en dire plus, citant la demande de pourvoi.

« Je continue, avec mes équipes, d’effectuer une veille des divers enjeux entourant le monde du travail », a-t-il écrit.

MBernard ajoute que le TAT a conclu, le mois dernier, que la chute d’un télétravailleur dans l’escalier de son domicile pour aller manger était un accident de travail couvert par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

Dans ce contexte, si le domicile est considéré comme une « prolongation » du lieu de travail, il en va de même pour les « droits collectifs » de ces salariés, estime-t-il.

Un défi pour le recrutement syndical

Si elles sont maintenues, les conclusions du Tribunal administratif du travail (TAT) sur les droits des télétravailleurs donneront-elles des munitions aux syndicats à la recherche de nouveaux membres ? Ce type de carte de visite s’accompagnerait de plusieurs défis pour tenter de joindre et de convaincre ces employés.

« Les grosses usines au Québec sont syndiquées, affirme le premier vice-président de la CSN, François Enault. Si on veut s’assurer de se renouveler, il est clair qu’il faut se tourner vers la syndicalisation des autres groupes. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Les employés en télétravail ne forment pas un groupe monolithique, donc sont moins faciles à regrouper.

D’après les données du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, le taux de syndicalisation, soit la proportion de travailleurs salariés couverts par une convention collective, était de 39 % en 2019.

Sans surprise, les secteurs de l’enseignement (81 %), de la fonction publique (80,5 %), des services publics (77 %), de la santé (64 %) et de la construction (55 %) arrivent en tête de liste. À l’autre bout du spectre, on retrouve les secteurs des services professionnels, scientifiques et techniques (8 %) ainsi que de la finance, de l’assurance, de l’immobilier et de la location (18 %).

« Par la nature même du télétravail, on parle d’employés de bureau, des technologies de l’information et de l’industrie du savoir, où il y a relativement peu de syndicalisation », souligne François Longpré, avocat spécialisé en droit du travail au cabinet BLG.

La grande séduction

Il ne s’attend pas à un changement de paradigme en dépit des conclusions du TAT. Yann Bernard, associé en droit du travail chez Langlois Avocats, croit que certains télétravailleurs pourraient tendre l’oreille si on les sollicite. L’avocat précise cependant qu’il s’agit de secteurs où le syndicalisme n’a pas nécessairement la cote.

S’ils espèrent réaliser une percée, les syndicats devront toutefois faire preuve d’imagination. Comment peut-on solliciter et convaincre des salariés qui ne travaillent pas au même endroit ?

« C’est clair que c’est un défi, reconnaît M. Enault. Il faudra se tourner vers de nouvelles technologies. On ne peut pas être devant une usine ou une entreprise et attendre les gens à la porte. Là, on parle d’employés qui, parfois, ne savent pas avec qui ils travaillent. »

À la FTQ, le secrétaire général Denis Bolduc voit les choses du même œil.

« Les employés ne sont plus regroupés à une même adresse, mais éparpillés, pas seulement dans la ville où se trouve l’entreprise, mais dans toute la région, dit-il. Une entreprise de Montréal pourrait facilement avoir des salariés en télétravail à Saint-Esprit. Les trouver, c’est un bon contrat. »