Chaque Noël, depuis maintenant 15 ans, Jean Gravel est à même d'apprécier pleinement le plus beau de tous les cadeaux du monde, la vie. C'est qu'il l'a déjà perdue - et sept fois plutôt qu'une - lorsqu'il a été terrassé par un violent virus cardiaque.

En septembre 2002, à l'âge de 37 ans, Jean Gravel, ingénieur de formation, vient tout juste de terminer sa première semaine de travail comme directeur des ventes chez Héroux-Devtek, le fabricant de trains d'atterrissage de Longueuil.

Après avoir passé quelques heures à l'aréna pour voir sa fille jouer à la ringuette, le jeune costaud de 6 pieds 3 pouces et de 240 livres est de retour à la maison et s'en va bricoler dans le garage où, subitement, il s'effondre au sol, évanoui.

« Je me suis réveillé et ma femme a appelé Urgences-santé parce que j'avais visiblement fait une commotion cérébrale. Durant le trajet en ambulance, le technicien était en contact avec l'hôpital et je l'entendais dire qu'il emmenait un patient de 37 ans qui n'affichait pas de signes vitaux. Je n'avais pas de pouls, mais j'étais conscient », relate Jean Gravel.

SEPT FOIS RÉANIMÉ

Heureusement pour lui, c'est un cardiologue qui l'accueille aux urgences de l'hôpital Pierre-Boucher qui constate la gravité de l'attaque et qui décide de le transférer sur-le-champ à l'Institut de cardiologie de Montréal.

« Durant le trajet, les ambulanciers m'ont réanimé sept fois. Je ne me souviens de rien. Je n'ai pas vu de tunnel ni de lumière, mais si ça peut te rassurer, je n'ai jamais senti aucune douleur », me précise-t-il.

Le cas de Jean Gravel est effectivement un cas extrêmement sérieux. Les cardiologues qui l'accueillent à l'Institut constatent que son coeur ne fonctionne plus et ils décident de lui installer une pompe mécanique pour assister le ventricule gauche.

« C'était la première fois qu'on utilisait cette pompe ventriculaire à l'Institut et la deuxième fois seulement au Canada. C'est un instrument qui coûtait 250 000 $ et qui ne sert qu'une fois », dit Jean Gravel.

« Lorsque je me suis réveillé, les médecins m'ont dit que j'étais à l'Institut de cardiologie et que j'étais en attente d'une transplantation, de ne pas m'inquiéter, que tout allait bien aller », se rappelle très clairement ce battant, malgré le pronostic qu'on venait de lui servir.

« J'ai pensé à ma femme et à mes trois filles de 2, 7 et 10 ans. Il n'était pas question que je les laisse », explique Jean Gravel.

UNE ATTENTE INQUIÉTANTE

L'ingénieur de 37 ans a été victime d'une myocardite virale fulgurante qu'il a fort probablement contractée en avion, lui qui venait d'enfiler trois voyages de suite en Angleterre, à Cuba et à St. Louis, chez un client de Héroux-Devtek.

Le virus de l'influenza s'est attaqué directement à son coeur qui s'est atrophié de 75 %. Il fallait absolument et rapidement lui trouver un nouvel organe vital.

« J'ai attendu deux semaines qu'un donneur se manifeste. Je faisais de l'infection et mon coeur réagissait mal à l'implantation de la pompe. Les médecins ont fait un appel d'urgence et on a trouvé trois donneurs potentiels : un aux États-Unis, un à Sherbrooke et un autre à Montréal. »

Le 3 octobre 2002, Jean Gravel subit avec succès la transplantation du coeur d'un jeune homme de 17 ans. Il ne voulait connaître ni l'âge ni l'identité du donneur, il souhaitait que la transplantation reste un acte impersonnel, car cela le gênait de savoir qu'il portait en lui l'organe d'un disparu.

« C'est un infirmer qui m'a demandé un matin comment je me sentais avec le coeur d'un jeune de 17 ans... C'est un deuil de perdre son coeur, mais c'est un deuil aussi de vivre avec le coeur de quelqu'un qui est mort », expose Jean Gravel.

Curieusement, le matin même de notre rencontre, la conjointe de Jean Gravel s'interrogeait sur l'état d'esprit dans lequel la famille du jeune donneur de 17 ans appréhendait la période de Noël, 15 ans après les événements.

UNE TRANSPLANTATION RÉUSSIE

Trois jours après l'opération durant laquelle on lui a greffé un nouveau coeur, Jean Gravel faisait du vélo stationnaire dans sa chambre de l'Institut de cardiologie.

À l'époque, il devait s'administrer une trentaine de pilules par jour. Quinze ans plus tard, son ordonnance se limite à une douzaine de comprimés, essentiellement des médicaments antirejet.

Jean Gravel a des aptitudes athlétiques indéniables et pour donner un peu de sens à l'épreuve qu'il a traversée, il a participé à quelques occasions aux Jeux mondiaux des greffés, où il a gagné la médaille d'or dans la discipline du vélo.

Tout comme il a pris part aux épreuves de biathlon, de descente et de ski de fond aux Jeux mondiaux d'hiver des greffés en Suisse.

À titre de vice-président, Ventes et Gestion Programmes, Jean Gravel est constamment sur la route pour se rendre aux diverses installations de Héroux-Devtek et pour rencontrer ses nombreux clients.

« L'an dernier, j'ai fait 50 voyages en avion et j'ai accumulé 160 000 milles aériens. Il faut que j'aille à Seattle, en Grande-Bretagne, à Atlanta, à St. Louis, à Dallas, au Japon, en France... », dit Jean Gravel.

Il n'a pas peur d'attraper à nouveau un virus comme celui qui l'a terrassé il y a 15 ans ?

Gilles Labbé, le PDG de Héroux-Devtek, m'a récemment confié qu'il aimerait bien que son chef des ventes réduise la cadence, qu'il laisse les jeunes de son équipe faire certains voyages à sa place. Celui qu'il appelle affectueusement son miraculé ne voit pas les choses du même oeil.

« C'est mon travail. J'aime ça. On a du succès. On vient d'acheter des usines en Angleterre et en Espagne, on grandit et ça me nourrit. La greffe m'a appris à vivre le moment présent et à en profiter », se justifie-t-il.

Est-ce que la greffe a changé sa perception des étrangers, depuis qu'il vit grâce au coeur de quelqu'un qui lui était totalement inconnu ?

« C'est une bonne question. Je n'y ai jamais pensé sous cet angle. Chose certaine, j'aime apprendre au contact des autres cultures. J'ai visité plus de 40 pays, et pas seulement pour le travail. Ma femme et moi, on vient de passer deux semaines au Maroc et on a traversé tout le pays. On a même couché sous la tente dans le désert », souligne Jean Gravel.

Si, depuis 15 ans, il affirme apprécier le moment présent, Jean Gravel a aussi acquis une autre certitude : « J'ai un bon bagage génétique, mes parents ont 95 ans et sont toujours en santé. Je ne sais pas quand je vais mourir, mais je ne mourrai pas du coeur », est-il convaincu.